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LES TROIS DECENNIES BOURGUIBA.

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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:16



LES TROIS DECENNIES BOURGUIBA. 418251230_L


Mestir. net vous propose l’histoire si riche et si pleine d’enseignements de Habib Bourguiba, celui que l’on a surnommé à juste titre "Le combattant suprême."
L’histoire de la Tunisie moderne, façonnée par ce visionnaire :
Sa lutte pour l’indépendance.
Son combat pour l’abolition de l’obscurantisme.
La libération de la femme et la place de son pays retrouvée sur la scène internationale.
De larges extraits de ces événements ont été tirés du magnifique ouvrage qu’a écrit Monsieur l’ambassadeur Tahar Belkhodja.
Qu’il soit remercié, pour nous permettre de ne pas oublier.


Dernière édition par Admin le Dim 8 Nov - 23:06, édité 2 fois
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:18

souviens d’une scène :
Bourguiba en tournée, le cortège est applaudi, les youyous fusent, brusquement les voitures s’arrêtent, Bourguiba descend, se dirige vers la foule.
Les femmes portent en majorité le « Sefsari » ce drap blanc qui recouvre tout le corps et qui cache le visage.
Bourguiba s’avance vers l’une d’elle, il lui découvre le visage, d’un geste noble, paternel.

Tahar Belkhodja évoquera, plus loin, le discours qu’a prononcé Habib Bourguiba le 3 mars 1965, à Jéricho et ses conséquences, ainsi que la guerre israélo-arabe.

Certains se sont offusqués qu’il ait conseillé aux palestiniens de se battre, je ne comprends pas pourquoi ?
Se considérait-il comme un frère avec un peuple en lutte pour son indépendance, son intégrité territoriale, nous convenons tous que Bourguiba a accéléré la modernisation du pays.
Il était, certes, obnubilé par son prestige et se considérait comme garant de l’autorité de l’Etat, à l’occasion du système qu’il avait choisi, pour la Tunisie, un souci qui fut une des grandes constantes de sa vie ; Déjà, dans ses prisons et ses exils, il dévorait tous les livres qu’il pouvait trouver sur le sujet, de Montesquieu à Ataturk.
Ainsi était-il passionné pour “son” pays dont il voulait atténuer le fatalisme et qu’il pensait faire sortir rapidement du sous-développement, en coopération étroite avec l’Occident.
Le 8 avril 1956, moins d’un mois après l’indépendance, condamnant toute manifestation de fanatisme, il proclamait déjà dans un discours à l’Assemblée constituante :
“Nous ne saurions oublier que nous sommes des Arabes, que nous sommes enracinés dans la civilisation islamique, pas plus que nous ne pouvons négliger le fait de vivre la seconde moitié du vingtième siècle. Nous tenons à participer à la marche de la civilisation et à prendre place au cœur de notre époque”.
Sans ses convictions profondes, sa volonté inébranlable ; sans son prestige qui lui permettait de bousculer sans à coups les tabous et les traditions, quelques réformes capitales n’auraient pu être faites aussi vite, si tant est qu’elles l’eussent été.
Au premier rang desquelles, celles qui assuraient cette “libération de la femme” dont il n’a cessé, à juste titre, de se glorifier à tout moment.
Sur la grande porte de bronze de son splendide mausolée, à Monastir, figurent seulement ces trois formules : “Le Combattant suprême. Le Bâtisseur de la Tunisie nouvelle. Le Libérateur de la femme”.
Qu’il ait tenu, sur le même plan que l’indépendance de la Tunisie, à inscrire l’émancipation de la femme - une première dans le monde arabe - comme son autre titre de gloire, est révélateur de l’envergure et de la profondeur de sa vision historique.
C’est dès le 13 août 1956, il faut le souligner, que Bourguiba fait promulguer le code du statut personnel, qui mettait la Tunisie à l’avant-garde et pour longtemps de tous les pays musulmans.
L’émancipation de la femme était pour lui une tâche prioritaire : La moitié de la population, dans une nation moderne, ne pouvait être composée de citoyens de seconde zone.
Ce fut vraiment “sa” révolution. Et dans la foulée de l’indépendance, il en confia le soin à Ahmed Mestiri, alors ministre de la Justice, un Tunisois respecté par les chefs religieux, qui sut contenir leurs réactions et les amener à composer avec ces nouvelles dispositions.
Pour le mariage, le consentement est requis et la répudiation remplacée par une procédure de divorce judiciaire.
La polygamie est abolie et l’âge minimum pour le mariage est fixé à 18 ans.
Des mesures anticonceptionnelles sont prises, jusqu’à l’avortement autorisé par la loi”.
Malgré quelques tentatives, il ne peut imposer l’égalité des deux sexes dans l’héritage : le précepte coranique était clair et ne souffrait pas d’interprétation, comme pour la polygamie.
Bourguiba est un peu moins heureux en essayant d’atténuer les rigueurs du mois du Ramadan.
En février 1961, misant sur les jeunes générations, il les appelle à ne pas observer le jeûne, afin de mieux affronter et combattre le sous-développement.
En mars 1964, en plein Ramadan, au cours d’un rassemblement public, dans une provocation soigneusement calculée, il apparaît pour boire ostensiblement un verre de jus d’orange.
La population a mal suivi : plus que comme une obligation religieuse, ce mois d’abstinence est vécu dans les pays musulmans comme une tradition sacrée, familiale, qui rythme particulièrement la vie en cette période de l’année et qu’on répugne à abandonner.
Bourguiba le savait, mais il était si imprégné de culture universelle, si persuadé que l’avenir de la Tunisie devait relativiser les mythes arabo-islamiques, qu’il ne détestait pas brusquer un peu les hommes et les événements.
Il croyait à la Tunisie, et non à la “nation arabe”, à la tolérance moderne et non au fondamentalisme obscur.
Bourguiba croyait à l’intelligence et à l’invention, se méfiant du hasard et de la providence.
La lutte, la résistance, l’héroïsme, la prison et l’exil étaient pour lui les premiers critères et les grandes références des chefs et des leaders.
En Afrique, Bourguiba se classait parmi les “sages” et les “modérés”.
Lié d’amitié personnelle avec les présidents Léopold Senghor du Sénégal, et Houphouët Boigny de la Côte d’Ivoire, il ne manquait pas une occasion d’égratigner les “révolutionnaires”, notamment Sekou Touré et Kwane Nkrumah : les chefs d’Etat de Guinée et du Ghana.
Par ailleurs, le Combattant suprême s’enorgueillissait d’avoir été le premier à ouvrir une brèche dans l’empire colonial français, sans jamais avoir tout au long de son combat, consommé la rupture.
Certains observateurs politiques qualifiaient les difficultés entre la France et la Tunisie de “dépits amoureux...”.
A l’époque, “l’anti-impérialisme” était fort à la mode, dans la plupart des pays du Tiers-monde.
Et lui, ne craignait pas alors d’afficher, son engouement pour le “monde libre”.
En mai 1968, il prenait nettement position, déclarant : “Nous estimons que la puissance des Etats-Unis est un élément de sécurité qui met le monde à l’abri d’une certaine forme de totalitarisme” : cela nous a valu les critiques véhémentes de nos idéalistes et une gêne discrète des responsables et des cadres.
Bourguiba refusait les exaltations nationalistes, notamment dans la confrontation avec Israël, dont il avait prévu et annoncé depuis toujours qu’à la vouloir totale elle aboutirait à une impasse.
Dès mars 1965, lors d’une tournée au Proche-Orient, bravant le colonel Nasser, à Jéricho, il rappelait dans un discours volontairement provocateur : que “la politique du tout ou rien n’avait mené en Palestine qu’à la défaite.”
Après ses déclarations, notre chancellerie au Caire est entièrement brûlée par les manifestants, sous les yeux de la police locale. La carcasse de l’immeuble restera en spectacle : Bourguiba la voulait ainsi en témoignage, et sa reconstruction ne se fera que quelques dizaines d’années plus tard.
En mai 1965, réconforté par le soutien de son opinion publique, il n’hésite pas à rompre avec la Ligue arabe.
[Le siège de cette même Ligue sera, néanmoins, transféré en catastrophe du Caire à Tunis, le 9 mars 1979, après les accords de “Camp David” entre Anouar Sadate et Menahem Begin, le Premier ministre israélien.
Mieux, un Tunisien agrégé d’arabe, Chedli Klibi, ministre des Affaires culturelles - apprécié pour sa probité et sa délicatesse - sera nommé secrétaire général de cette organisation.]
Des voix s’élevèrent d’un peu partout, notamment aux Etats-Unis et en Norvège, pour proposer Bourguiba au prix Nobel de la paix. _ Rien n’y fit : les deux thèses continuèrent de s’opposer.
L’Egypte avait choisi la guerre contre Israël et chaque fois, la perdait.
A Jérusalem, Bourguiba prônait une “paix sans vainqueurs ni vaincus (...) et une coexistence avec les Juifs”.
A Beyrouth, il prophétisait : “Dans dix-sept ans, nous risquons de nous trouver dans la même situation”.
Inlassablement, il préconisait l’acceptation des résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU), votées en 1947, qui impliquaient le partage entre deux Etats, la Palestine et Israël, et leur reconnaissance mutuelle.
Bourguiba n’en restait pas moins fidèle, indéfectiblement, à la cause palestinienne, en en assumant tous les risques.
En août 1982, après le drame de Sabra et Chatila, consécutif à l’invasion du Liban, par l’armée d’Israël ; notre pays abritera la direction palestinienne et le gros de ses troupes qui, embarquées à Beyrouth, seront accueillies populairement à leur arrivée, le 28, au port de Bizerte.
Et comme pour la lutte algérienne - que nous avions soutenue pendant près de huit ans et qui nous avait valu le bombardement de Sakiet - nous subirons le bombardement de Hammam Chott par Israël, le 1er octobre 1985.
Le numéro deux à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), Abou Iyad, me l’avait prédit dès 1983, lors d’une conversation privée chez moi, à Hammamet : “Israël viendra jusqu’à Tunis pour bombarder le camp palestinien de Hammam Chott, si vous maintenez ainsi le regroupement de nos hommes”. Nous n’avions malheureusement pas voulu le croire.
J’étais lié à Abou Iyad, par une amitié solide depuis les trois jours éprouvants de décembre 1975, quand j’avais eu à gérer l’une des premières et sanglantes affaires de détournements d’avions.
Le 22, un appareil VC10 de la British Airways, arrivant de Londres, via Beyrouth, était détourné par des pirates lors de son escale suivante, à Dubaï.
Contraint de repartir pour Tripoli, où on l’autorise à faire le plein d’essence, il se présente bientôt au-dessus de l’aéroport de Tunis-Carthage, où nous lui permettons d’atterrir.
Nous apprenons vite que les pirates sont un groupe suicidaire de jeunes palestiniens, déjà responsables de deux détournements sanglants, mais étrangers à l’OLP qui désavoue de suite l’opération.
Abou Iyad arrive rapidement du Caire et me rejoint à la tour de contrôle.
Les difficiles négociations qui suivent, ponctuées malheureusement par le tragique assassinat d’un passager, n’aboutissent que le 25 à la libération de tous les otages.
C’est dire le choc qu’est pour moi le meurtre d’Abou Iyad.
Lors de la guerre du Golfe, en visite à Bagdad, en compagnie du leader de l’OLP, Yasser Arafat, il avait repoussé l’exigence de _ Saddam Hussein de mobiliser toutes les potentialités palestiniennes pour “servir tous azimuts et par tous les moyens” la cause de l’Irak.
A Amman, la capitale de la Jordanie, Abou Iyad avait confirmé ses réserves auprès de ses compatriotes palestiniens en les appelant à la plus grande vigilance : cela lui a valu d’être lâchement abattu à Tunis, en 1991, par un garde du corps félon.
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:22

A moi, si vous le permettez !

Je me souviens des discours de Bourguiba, que je préfère nommer « causeries. »
Ses interventions étaient retransmises dans tous les cafés, les restaurants, la radio restait allumée, pour permettre aux consommateurs d’écouter, le « Zaïm. »
La radio d’Etat repassait ces interventions plusieurs jours durant, afin de faire comprendre au peuple, que ce n’étaient pas de vains mots.
On avait l’impression d’écouter un père parler à ses enfants, le tout était didactique, empreint d’amabilité, il expliquait plus qu’il ne montrait, il recommandait plus qu’il n’imposait, souvent ses phrases étaient ponctuées de cette locution « Kadha ou kadha », que je traduirais par « etc. » ou bien « Ainsi de suite. »
Nul n’étai dupe, et personne n’aurait pris le risque d’imaginer que ses paroles n’étaient pas des ordres, c’était une main de fer dans un gant de velours.
Parfois, plus pour s’amuser que pour se plaindre, il disait qu’il était bien malade ; le bruit courait alors, qu’il souffrait de tel ou tel mal ; par exemple, le foulard de soie blanche qu’il nouait autour du cou, n’était pas un signe de coquetterie, mais était recommandé par l’un de ses médecins.
Alors, il arrivait que l’homme de la rue s’exprime de cette façon bien candide :
-Il est malade, laissons-le finir ses jours en paix !

A vous Monsieur !

Bourguiba voulait manifestement "récupérer" notre organisation estudiantine. Il exprima dans un long discours, sa confiance dans notre mouvement et s’étendit longuement sur l’historique de son passé d’étudiant militant à Paris.
Il nous recommanda de délester le sigle UGET - VE (Voix de l’étudiant) de sa deuxième particule - qui désignait l’organisation des étudiants de la Zitouna - et d’unifier ainsi le monde étudiant.
Il n’oublia pas pour autant de nous rappeler à "notre devoir nationaliste" : « Certains font des erreurs politiques que les peuples payent après très cher (...) Aujourd’hui, certains pensent que la Russie peut donner beaucoup aux jeunes pays du Tiers- monde. Je vous dis que cette doctrine est fallacieuse et contraire aux règles démocratiques dans le monde moderne. »
A la fin de la réunion, Bourguiba s’attarda ostensiblement devant l’assistance à me dire sa confiance personnelle. J’en fus surpris, mais subjugué.
Au congrès de l’UGET, le 20 août, les étudiants reprocheront implicitement à Tarmiz d’avoir fait un choix politique personnel vis-à-vis de Ben Salah, alors que l’organisation n’avait adopté qu’une position de principe contre la scission syndicale.
Soutenu par les puissantes fédérations de Paris et du Moyen-Orient, contre le candidat favori du parti (Mohamed Amamou), je sui élu secrétaire général de l’UGET par mes pairs de la nouvelle commission administrative, et cet épisode allait être le point de départ de ma vie politique.
Je n’entends pas ajouter ici une biographie de Bourguiba à celles qui existent déjà ou que de futurs historiens écriront un jour. Pas davantage n’ai-je l’intention de n’évoquer sa figure qu’en fonction de mon itinéraire personnel. Mais à travers l’un et l’autre, nécessairement liés dans un système personnalisé à l’extrême, je voudrais précisément, à partir de mon expérience, étant donné les postes-clés qu’il m’a été donné d’occuper, évoquer le fonctionnement du système Bourguiba au long des trente premières années de l’indépendance. glisser naturellement vers l’autoritarisme et un certain cynisme dans ses rapports avec les hommes.
Ce fut la privatisation de l’Etat, l’asservissement de ses structures et l’alignement des organisations de la société civile.
Tout au long de son règne, Bourguiba a cherché à faire adopter par tous, son modèle de pensée, à inculquer les valeurs auxquelles il croyait : le tout imprégné cependant de modernité, et s’exerçant dans le cadre de l’adhésion sinon de la discipline.
C’était "le Bourguibisme" qu’il voulait imprimer dans les esprits, c’était "l’école bourguibienne" qu’il voulait instituer.
Sûr de son pouvoir de séduction, il l’avait, petit à petit, perfectionné en se créant toute une gestuelle qui ne devait rien aux "conseillers en communication" et autres publicitaires.
Il savait, au bon moment, relever le menton, ouvrir grand les yeux, passer du dramatique au comique, de l’admonestation à l’humilité, se faire lion ou souris.
Dans ses entretiens privés comme dans ses discours publics, les harangues de ce grand tribun n’étaient jamais monotones, il les émaillait de cris, de rires ou de pleurs.
Contrôlant ou jouant ses émotions, il pouvait larmoyer à la seconde et glisser sans transition de la colère aux sanglots.
Sa manie, minutieusement préméditée, de tapoter la joue de ses interlocuteurs pour exprimer sa satisfaction était devenue rituelle ; la télévision mettait cela en relief et les commentaires s’en suivaient allègrement.
Il le faisait aussi bien pour les Tunisiens que pour les étrangers. Ronald Reagan lui-même, le président des Etats-Unis, ne semblait pas s’en offusquer.
En véritable orateur, il venait très rarement avec des notes. En apportait-il, il les laissait de côté pour improviser.
la veille, quand il savait devoir prendre la parole, il mangeait très peu et, pour réfléchir, arpentait longuement les couloirs. _ D’ailleurs, il était en réflexion permanente ; outre ses quelques heures d’audience, il se plongeait dans de profondes méditations qu’il accompagnait, quelquefois, en chantonnant de vieux refrains.
Ses allocutions n’étaient jamais trop longues et, à la différence d’autres "acteurs" non moins égocentriques, il ne se réécoutait jamais.
Il préférait pour ses discours les grands espaces, les vastes rassemblements en plein air ou dans d’immenses salles.
Aussi soignait-il particulièrement sa tenue, marquée par le fez rouge pour compenser sa petite taille et le châle blanc qui l’illuminait sur fond de foule sombre. Il aimait aussi les cravates classiques sur des costumes bleus ou noirs, et appréciait beaucoup ce que je lui en rapportais de Paris à chaque voyage.
Ce goût du contact des foules n’allait pas sans poser de problèmes de sécurité. Je ne manquerai pas d’en prendre une conscience aiguë quand ils seront de mon ressort.
Bourguiba, lui, s’en souciait peu, du moins dans les détails.
Certes, il tenait à être protégé, mais ne s’était jamais enquis du nombre de ses gardes ; il tenait seulement à les reconnaître.
Contrairement à la plupart de ses compagnons, il n’a jamais eu peur. Etait-il fataliste ? Je crois plutôt que, se jugeant homme providentiel, il avait une sorte de confiance instinctive en son étoile.
En témoigne une anecdote qu’il aimait raconter : en 1955, au plus fort de son conflit avec Salah ben Youssef, on le savait menacé. _ Malgré quoi, rejetant les conseils de son ministre de l’Intérieur, il partit dans le sud du pays faire la tournée qu’il avait prévue, refusant même de revêtir un gilet pare-balles. Or, un attentat avait précisément été organisé contre lui, mais l’homme qui devait l’abattre et qui eût facilement pu le faire, vint se confesser : _-J’ai visé, j’ai bien visé (...) puis ma main a tremblé devant Bourguiba. Et je n’ai pas pu, je n’ai pas osé : non point par peur, mais parce que c’était un grand chef et qu’il ne devait pas mourir !
Comment le Combattant suprême, qui s’en délectait, n’eût-il pas cru en son destin ?
De ces épisodes, on pourrait ne retenir que les aspects pittoresques. Ce serait une erreur.
La théâtralisation par Bourguiba de son action politique et sa maîtrise du verbe, caractéristiques de son personnage, ont été des éléments essentiels de son succès.
Avec Bourguiba, les réunions n’étaient jamais très longues, les vraies discussions étant exceptionnelles.
Le bureau politique, instance suprême du parti, lui-même colonne vertébrale de l’Etat, se réunissait rarement autour de lui.
Il en avait fait un organe presque honorifique, où il plaçait ses hommes de confiance dotés de postes de haute responsabilité, sachant qu’il pouvait les congédier du jour au lendemain, en fonction des événements ou de sa stratégie politique.
Les réunions de ce bureau étaient présidées par le secrétaire général, et Bourguiba ne demandait même pas de compte-rendu sur ce qui s’y passait.
Il savait qu’il ne pouvait s’agir que de "petite gestion" sans conséquence politique.
Certes, au cours des situations difficiles, assistait-on dans ces séances à des querelles où volaient les invectives ; mais les débats ne débouchaient guère sur des solutions pratiques, et le parti demeurait la courroie idéale de transmission de la voix de son maître.
Par contre, Bourguiba s’intéressait assidûment à la marche de l’Etat.
Il intervenait sporadiquement dans la gestion quotidienne, respectait scrupuleusement le sens de la hiérarchie et refusait rarement à un ministre la nomination ou la destitution d’un haut cadre, en dépit parfois des interventions occultes de son entourage.
Outre les ministres dans les postes de souveraineté, le directeur du parti, le procureur général de la République et le directeur de la Sûreté étaient convoqués à tout moment et représentaient "son domaine réservé".
On savait qu’il s’attardait avec certains de ses collaborateurs avec lesquels ses relations étaient plus confiantes et plus confidentielles.
J’eus le privilège d’en bénéficier pendant presque toutes mes responsabilités : j’étais pour lui le "bulldozer" qui affrontait les difficultés, et il aimait le répéter souvent à ses interlocuteurs.
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:22

Je poursuis, en espérant vous intéresser :

Depuis toujours, nous avions associé Mathilde à Habib.
Elle avait été de tous ses combats, elle l’avait aidé, caché, nourri pendant sa fuite.
Elle avait subi les brimades de ses concitoyens, mais rien n’ébranlait sa détermination.
Elle était lui et en lui.
Elle nous rappelait une autre femme, aussi désintéressée par les lambris, les honneurs, la politique politicienne.
C’était Yvonne de Gaulle, la femme du général.
Femmes honnêtes, sincères, simples.
Probablement poussé par la frange religieuse, engagé secrètement par un accord du cœur, influencé par une famille puissante, Habib Bourguiba a été contraint de se séparer de Mathilde, qu’il avait, quelques années plus tôt, prénommée Moufidha, ce qui semblait confirmer l’influence des partis religieux.
Lui, l’homme qui avait imposé la date de l’Aïd, sans attendre le signal du Mufti de la mosquée du Caire, lui qui avait trinqué un jour de Ramadan ; lui qui avait signifié aux soldats de la République, de ne pas jeûner pendant ce mois saint, pour être en mesure de repousser une éventuelle agression ; il laissait imposer sa vie matrimoniale par ceux qu’il avait toujours ignorés.
Quel paradoxe !

Laissons de nouveau, Tahar Belkhodja raconter.

Après le "pouvoir", l’autre passion de Bourguiba fut Wassila Bent Ammar, sa seconde femme.
Elle l’avait rencontré pour la première fois le 12 avril 1943, étant venue le féliciter de sa libération après ses cinq ans de détention.
Il ne cessa plus, depuis lors, de s’attacher à elle, à travers toutes les vicissitudes.
De son exil (depuis mai 1952) à l’île de Jalta (La Galite), au large de Tabarka, il correspondait avec son "amie".
Le 5 janvier 1953, il lui écrivait : "Vous me priez de déchirer vos lettres (...) vos doux brouillons font une telle impression sur moi que je ne pourrai jamais les quitter.
Si, un jour, elles étaient publiées, les gens n’y trouveraient qu’un amour désintéressé, sain et sincère (.. ) Un grand amour qui ne m’a jamais dévié de mon devoir envers notre Patrie".
Il choisira le 12 avril 1962 : dix-neuf ans, jour pour jour depuis sa première rencontre avec Wassila, pour se mettre enfin en harmonie avec lui-même en l’épousant, après avoir divorcé de Mathilde, la Française, compagne vaillante des premiers combats politiques.
Vite, la bourgeoise tunisoise devient, à Carthage, un précieux facteur d’équilibre, chez qui faisaient antichambre les Premiers ministres et tous les collaborateurs du Président.
Si elle a toujours semblé soutenir tel ou tel poulain politique, elle n’a jamais joué, en vérité, qu’un seul joker : Bourguiba. Et, à l’époque, les hauts responsables ont tous vécu sous la "pesanteur du palais" de Carthage, et les colères de Bourguiba étaient, à l’occasion, habilement attisées ou tempérées par Wassila ; Néanmoins, elle faisait souvent preuve de sagesse et sauva bien des situations difficiles.
Wassila connaissait son époux mieux que quiconque et le complétait efficacement, le précédant ou le suivant, mais sachant toujours lui dépêcher les interlocuteurs indispensables.
Apparemment, Bourguiba la tenait à l’écart des affaires politiques, et nous savions que leur complicité était conjoncturelle.
Nous n’étions pas au Maroc où la compagne du roi est officiellement "l’épouse du roi", mais non pas la "reine". En Tunisie, communément : c’est la "Présidente" ; officiellement : c’est la Majda (la Vénérable).
Elle défendait âprement ses proches et son entourage, souvent égratignés par l’opinion publique, qui lui reprochait, en outre, d’avoir aidé à sévir contre la famille beylicale et contre la "vieille" bourgeoisie tunisoise tant soit peu mêlée à l’ancien régime.
Le duo Bourguiba - Wassila s’imposa pendant les trois décennies. Nous nous en sommes tous accommodés malgré quelques coups d’épingles réciproques pour certains, et des ressentiments ou des disgrâces douloureuses pour d’autres.
En même temps, outre son "cercle intérieur", elle sut se constituer un réseau de sympathies avec les épouses de plusieurs chefs d’Etat arabes, en profitant pour s’entretenir politiquement avec leurs époux ; ce dont Bourguiba s’accommodait, d’autant plus qu’il n’eut jamais d’atomes crochus avec la plupart des leaders arabes.
Son divorce, le 11 août 1986, par un simple communiqué, sans que la procédure légale eût été respectée, marqua presque symboliquement, pour le Combattant suprême, le commencement de la fin...

Revenons un instant en arrière, pour assister à la lutte pour le pouvoir.
Deux hommes, un seul fauteuil.
Poursuivez, Monsieur l’ambassadeur !

Le 8 juillet, au siège de l’UGET (Union générale des étudiants de Tunisie), rue Saint Charles (rue Bach Hamba), Bourguiba grimpe rapidement les quatre étages de cet immeuble sans ascenseur. Le matin seulement, il nous a fait aviser par son secrétaire particulier qu’il viendrait l’après-midi même "inaugurer" nos nouveaux locaux.
Ce qui ne manque pas de sel, puisque nous y sommes installés en fait depuis plusieurs mois, après avoir été expulsés, sur ordre de Bourguiba lui-même, de notre siège précédent à Bab Souika, qui avait été naguère le bureau de "maître Bourguiba, avocat", devenu le siège du Néo-Destour pendant la résistance.
Sept mois auparavant, en janvier, nous nous étions entendus signifier par le directeur du parti, Abdelmajid Chaker - naguère secrétaire général de l’UGET - que nous n’en étions plus dignes.
Le lendemain, nous sommes brusquement convoqués au palais du gouvernement. Bourguiba, nous recevant debout, nous reproche durement une "dérive politique" qui nous ôtait tout droit à ce bureau : "apanage du Néo-Destour et qui portait l’honneur de la Résistance".
Bourguiba savait certainement les visites que le secrétaire général de l’UGET, Hafed Tarmiz et moi-même rendions à Ahmed Ben Salah, l’ex-secrétaire général de l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) après son limogeage de l’organisation. Il reprochait surtout à notre commission administrative d’avoir pris position contre la scission syndicale à l’UGTT et de persister à critiquer son gouvernement.
Bourguiba s’en était déjà pris à l’UGET, l’année précédente, le 27 décembre 1956, dans son discours de Mellassine, un faubourg populaire de la ville de Tunis :
"Il faut éviter de susciter des rancunes, de semer des germes de division sous couvert de doctrines et de principes étrangers, que nous serions mal inspirés de vouloir appliquer à notre pays (...) Certaines motions auraient reproché au gouvernement une politique libérale en matière économique (...) où "des poissons dévorant d’autres poissons et les non nantis passés de vie à trépas" (proverbe tunisien) : ce n’est pas le cas en Tunisie".
Bourguiba répondait alors à notre motion générale. Il voulait donner un coup dans "cette fourmilière" : nous disait un de ses collaborateurs.
Notre organisation estudiantine était forte et autonome : son indépendance, ses finances et son action étaient scrupuleusement contrôlées par la commission administrative, composée dans sa majorité par des membres de la fédération de Paris, où se trouvaient presque tous nos étudiants. L’UGET groupait toutes les sensibilités, ses motions étaient progressistes, se distinguant par leur indépendance de l’euphorie généralisée de toutes les autres organisations socioprofessionnelles. _Quittant donc Bab Souika en emportant nos archives sur une charrette, nous sommes hébergés en catastrophe à l’UGAT, (Union générale des agriculteurs tunisiens), une organisation en conflit avec le parti pour avoir soutenu Ben Youssef.
Celle-ci subit alors la pression du Néo-Destour et nous voilà invités à chercher humblement refuge ailleurs.
Finalement, le directeur du quotidien Es Sabah, Habib Cheikrouhou, intercéda auprès du directeur du journal Le Petit Matin, Simon Zana, juif tunisien et fin politique, qui nous offrit un appartement dans son immeuble de la rue Saint Charles.
Le 8 juillet 1957, nous y accueillons donc Bourguiba qui s’installe ostensiblement dans le fauteuil du secrétaire général, nous fait asseoir cette fois devant lui et nous fait une scène de charme et sollicitude extraordinaires.
Puis nous nous dirigeons tous à pied pour quelques centaines de mètres, sous les vivats de la foule, jusqu’au cinéma Le Palmarium, où l’UGET ouvrait la "Semaine de l’étudiant". _La salle était comble ; elle salue frénétiquement l’arrivée inopinée de Bourguiba, qui n’était alors que chef du gouvernement. Aussitôt assis, il me demande si j’allais prendre la parole. Etonné, je réponds que le secrétaire général Tarmiz allait ouvrir la "semaine".
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:23

Je reprends la main.

La première fois que j’ai entendu le nom de Bourguiba, j’étais bien jeune, pour savoir ce que « politique » voulait bien dire.
Deux messieurs parlaient et l’un d’eux a dit d’une façon bien audible :
-Bourguiba est arrivé à Tunis, il va y avoir des troubles.
Je ne comprenais rien de tout cela, nous vivions en bons termes entre les différentes communautés de notre ville, et les seules troubles que l’on ait connus, étaient des chamailles de voisinage.
Ce jour-là, j’avais vu passer, à vive allure, une voiture noire de marque Citroën, modèle « Traction avant »
Qui pouvait imaginer les innombrables transformations qu’allait subir la Tunisie et que ce monsieur nommait « Troubles ? »
Je me souviens également de l’arrivée de Pierre Mendés France, alors président du conseil français, venu en Tunisie après le Maroc, donner le statut d’autonomie interne à ces deux protectorats.

Laissons Tahar Belkhodja, raconter :

Pour le "Combattant suprême", il ne pouvait y avoir deux hommes providentiels.
Bourguiba pensait que Thalbi, se rendant à l’évidence, rejoindrait le Néo-Destour et son leader.
Cela n’advenant pas, il fit escamoter la réunion de conciliation prévue entre les délégations du "Vieux" et du "Néo"-Destour, puis s’employa à faire perturber les rassemblements publics de son adversaire Thalbi, raillé par les partisans du Néo-Destour comme le "cheikh tomate" (à cause de celles qu’on lui jetait dans ses réunions).
A Mateur, les affrontements firent même des morts et des blessés. S’imposant comme le seul leader, Bourguiba venait de rejeter définitivement de son long combat le sceau du nationalisme unitarien arabe et anti-occidental.
En novembre 1937, trois mois à peine après cette éviction de cheikh Thalbi, le Combattant suprême s’expliquait ainsi en grand stratège, lors du deuxième congrès du Néo-Destour :
"L’indépendance ne se réalisera que selon trois formules :
1/ une révolution populaire, violente et généralisée, qui liquidera le protectorat.
2/ une défaite militaire française au cours d’une guerre contre un autre Etat.
3/ une solution pacifique, à travers des étapes, avec l’aide de la France et sous son égide.
Le déséquilibre du rapport des forces entre le peuple tunisien et la France élimine toutes les chances d’une victoire populaire. Une défaite militaire française n’aidera pas l’indépendance, parce que nous tomberons dans les griffes d’un nouveau colonialisme. Donc, il ne nous reste que la voie de la délivrance pacifique sous l’égide de la France".
Analyse évidemment remarquable, ne serait-ce que par la prescience dont elle témoignait et qui le conduira vingt ans plus tard à la victoire ; après lui avoir permis d’éviter les pièges de la guerre à outrance. (Son orientation fut d’ailleurs encouragée par le roi Ibn Séoud qui lui conseilla la politique des étapes lors de son séjour, en 1948, en Arabie Saoudite.)
De même qu’en 1937, le Combattant suprême aura en 1942 une vision prophétique de la fin de la guerre.
En Tunisie, comme en d’autres pays colonisés, certains nationalistes, dans la tourmente du conflit, avaient cru pouvoir jouer sur la victoire des puissances de "l’Axe". Lui, au contraire, dès août, déjà convaincu de l’issue de la guerre, écrira du fond de sa prison à Habib Thameur, alors directeur du parti, pour définir clairement sa position :
"L’Allemagne ne gagnera pas la guerre et ne peut la gagner. Entre les colosses russe et anglo-saxon, qui tiennent les mers et dont les possibilités industrielles sont infinies, l’Allemagne sera broyée comme dans les mâchoires d’un étau irrésistible (...) L’ordre vous est donné, à vous et aux militants d’entrer en relation avec les Français gaullistes en vue de conjuguer notre action clandestine (...) Notre soutien doit être inconditionnel. C’est une question de vie ou mort pour la Tunisie".
Par ce coup de maître - auquel il ne manqua pas, durant ses luttes ultérieures, d’assurer le maximum de publicité - il se démarquait de la collaboration de certains militants, et échappait au sort du nationaliste Moncef bey, déposé en mai 1943 par le maréchal Juin sous l’accusation - mensongère - d’intelligence avec les Germano-italiens, qui avaient occupé son pays six mois plus tôt, avec la complicité de l’amiral Esteva, Résident général, représentant le gouvernement de Vichy.
Jean-François Deniau rapporte ce que Bourguiba lui dit lors d’une "conversation en tête-à-tête" :
"Les Allemands ont eu l’idée d’une manœuvre psychologique assez brillante : libérer Bourguiba mais pas directement par les Italiens et Mussolini assurerait son retour triomphal à Tunis (...) C’était quand-même très tentant. Je gagnais dix ans ! Bien sûr, il y aurait un Italien à mes côtés, un Allemand devant ou derrière (...) La libération ne doit pas être du côté des battus. J’ai refusé".
Le 31 juillet 1954, on le sait, le président du Conseil français, Pierre Mendès France, dans une démarche théâtrale, se rendit à Carthage pour offrir à Lamine bey un statut d’autonomie interne permettant la constitution d’un gouvernement tunisien.
Et Bourguiba qui - transféré quinze jours plus tôt de l’île de Groix au manoir de La Ferté, à une centaine de kilomètres de Paris - a été discrètement informé, réagit aussitôt par un communiqué où il rappelle que "l’indépendance reste l’idéal du peuple tunisien", mais que les propositions du président Mendés constituent, dans cette voie, "une étape substantielle et décisive". En ces deux formules, se traduit toute une stratégie politique : l’intransigeance sur l’objectif et l’acceptation de tous les détours pour l’atteindre.
En privé, Bourguiba ira même plus loin, qualifiant avec admiration de "putsch" l’éclat politique de Mendés France, et de "coup de génie" son idée de lui associer le fort peu libéral maréchal Juin.
Mais c’est précisément - toute ambition personnelle mise à part - ce que ne pouvaient ni comprendre, ni admettre les nationalistes les plus extrêmes, dont la crainte du "néo colonialisme" dissimulait, en fait, un manque de confiance dans la dynamique de leur propre combat.
Leur chef de file, Salah Ben Youssef, considérant l’autonomie interne comme "un pas en arrière", faisait appel aux sentiments viscéraux de l’arabisme et du nationalisme du peuple tunisien et préconisait la guerre commune de tous les pays du Maghreb contre la France.
J’assistai, le 9 octobre 1955, à son discours sur le perron de la mosquée de la Zitouna, en présence du fils de Lamine bey, Chedli, à qui il avait promis de modifier la loi successorale en sa faveur.
Je retrouvai, non sans gêne pour les uns et les autres, les dirigeants de la fédération du parti de Tunis-capitale, trois de nos professeurs du collège Sadiki, certains dignitaires religieux.
Ben Youssef, enflammé, jouait merveilleusement avec la corde sensible du Tunisien exalté.
La frénésie de l’assistance était générale et les hésitants pouvaient être influencés par son engouement pour le nationalisme pur et dur, une lutte maghrébine commune, une solidarité arabe sans faille. Le 12 octobre, Salah Ben Youssef fut exclu du parti : mesure qu’il n’accepta nullement.
Dès le 17, le chef d’Etat égyptien, Gamel Abdel Nasser apporta publiquement son soutien à Ben Youssef.
La présence, le 18 novembre, de Ahmed Hassen Bakouri, ministre des Habous (biens indivis), spécialement mandaté du Caire au rassemblement « Youssefiste » au stade Géo André (stade Zouiten), porta à son comble l’exaspération de Bourguiba et de ses camarades du parti.
Le destin, un moment parut hésiter ; mais devant la tournure sanglante de la crise, l’establishment politique se rassembla autour du Combattant suprême. Le congrès du Néo-Destour (novembre 1955 à Sfax) fit le reste.
Habib Bourguiba qui, à aucun moment, n’avait douté de lui-même, l’emporta donc. Mais la "défection" inattendue de son peuple l’avait secrètement blessé. Et il ne le pardonnera jamais, ni à Ben Youssef, ni à Nasser.
Au cours de sa lutte politique, outre sa rivalité viscérale avec le secrétaire général du parti, Salah Ben Youssef, le Combattant suprême aura des problèmes avec la plupart de ses premiers compagnons : Bahri Guigua, Tahar Sfar, Sliman Ben Sliman, Mahmoud Materi, Chedly Khalladi.
Ils s’accordaient tous sur l’objectif de l’indépendance, mais certains auront moins de témérité ou de courage politique. Bourguiba ne manquera pas dans ses discours de vilipender à l’excès "les défaillants" : ces critiques, durement ressenties par les vieux militants, étaient mises par ma génération sur le compte de différends personnels.
Le Combattant suprême, en les dénonçant, écrivait "son" histoire.
Cependant, il faut convenir que le combat tunisien de libération, sauf pendant la courte parenthèse « Youssefiste », n’a pas été à l’image des mouvements révolutionnaires et d’indépendance dans d’autres pays du Tiers-monde où les factions s’entre-tuaient et où la révolution dévorait ses enfants. Après l’indépendance, en 1957, une autre image assez significative du comportement politique de Bourguiba s’impose à moi dans ce qu’on pourrait appeler sa gestion du pays et des hommes.
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:24

Laissons à présent la plume à Tahar Belkhodja.

De Habib Bourguiba, je veux d’abord retenir quelques images qui me paraissent le définir dans tout ce qu’il a d’emblématique et de charismatique.
C’est à Mahdia que j’eus l’occasion, pour la première fois, d’apercevoir le chef du Néo-Destour. Nous étions en août 1950, et j’avais 19 ans.
Mahdia, ma ville natale, est un beau port de pêche du Sahel tunisien, un lieu chargé d’histoire, qui n’aura cessé d’en modeler le visage.
A sa situation côtière privilégiée, Mahdia - ou Jemma - doit d’avoir été, de 126 à 57 avant Jésus-Christ, un comptoir phénicien, puis romain, avant d’être vraiment fondée en 912 par le premier calife chiite et fatimide, Obeid Allah El Mehdi, devenant ainsi la première capitale du monde musulman, véritable espace de tolérance jusqu’en 972. Occupée au XIIème siècle par les Normands de Sicile, reconquise en 1159 par les Almohades, vainement assiégée en 1390 par les croisés anglo-français du duc de Bourbon - qui en parlait comme de cette "forte ville d’Auffriqué" - Mahdia, ou Cap Africa, fut prise au XVIème siècle par le corsaire Dargouth (Dragut) qui en fit son repaire.
Puis les Espagnols, en 1550, s’en emparèrent et ne l’évacuèrent qu’un quart de siècle plus tard après en avoir démantelé les fortifications pour laisser la place, en 1574, à Sinan-pacha, le Turc.
Aujourd’hui, l’on n’y retrouve pas moins l’emblème des Fatimides : le lion et l’arbalète, tandis qu’une galère grecque, coulée au large durant le premier siècle, fait du site l’une des plus riches sources de l’archéologie sous-marine.
Habib Bourguiba, à Mahdia, reprenait donc, en 1950, fébrilement contact avec le pays, au terme d’un séjour, de quatre ans au Caire.
Quelques mois auparavant, pendant les vacances de Pâques, j’avais assisté à Sousse à la visite exceptionnelle de Lamine bey.
L’accueil populaire fait au monarque, les vivats qui montaient vers lui au nom de l’indépendance, nous faisaient croire à un accord complet entre le Bey et Bourguiba.
En fait, certains pensaient plutôt faire du souverain un rempart contre le Néo-Destour.
Le Combattant suprême ne pouvait pas prendre un tel risque.
Aussi, pendant près de quinze jours, avait-il entrepris de parcourir le Sahel de long en large, d’en visiter tous les coins et recoins, les villes, les villages, dont Mahdia, où il arrivait ce 15 août.
A Djebel-Bekalta, je me faufilais dans la foule, au grand soleil.
Le cortège apparut, précédé par de vieilles motos, par des camions bondés d’habitants de tous âges, dans un vacarme assourdissant qui annonçait la fameuse vieille voiture Citroën du héros.
Coiffé de son célèbre tarbouch écarlate, le Combattant suprême fut ovationné par la foule qui bouscula tout sur son passage dans un désordre dangereux. Ebahi, muet d’émotion, poussé et repoussé par tout ce monde en transe, je fixais intensément ce héros : le "Zaïm"(leader.)
Je le vis murmurer quelques mots à ses connaissances, puis le cortège s’ébranla de nouveau en direction de Mahdia.
Il fallut près de deux heures pour couvrir les quinze kilomètres qui nous séparaient de la ville. J’étais blotti, à moitié étouffé, dans la cabine d’un camion où nous nous entassions à cinq ou six. [Et soudain, durant le parcours, bouleversé par cette folle ambiance, je me remémorais le grand défilé de protestation de la population Mahdaoui, douze ans auparavant, le 9 avril 1938 ; quand les manifestants, sortant de Bab Zouila (porte de la ville), se dirigeaient vers la mosquée des Fatimides, aux cris sans cesse répétés de "Allah est grand". Quel émoi !
Cette marche cadencée, cette formule scandée d’une seule voix ! J’avais alors 7 ans. Je courus chez moi, à quelques centaines de mètres, pour dire à ma mère que j’avais vu mon oncle Salem dans le défilé. Ahurie, elle m’enferma à double tour.]
Au-delà du souvenir personnel, ces épisodes illustrent déjà l’exaltation nationaliste du peuple tunisien dans sa profondeur et sa communion spontanée avec son leader.
La deuxième image de Bourguiba est entrée dans la légende, un moment figé en hagiographie.
Le 1er juin 1955, le Combattant suprême revenait triomphalement en Tunisie après tant d’années d’emprisonnement et d’exil forcé. _ Arrivant de Marseille, le paquebot Ville d’Alger, accosta à La Goulette.
Bourguiba, lentement, tout seul, s’avança vers la passerelle, agitant de son bras levé, un grand mouchoir blanc pour saluer son peuple, dont il redoublait l’émotion en essuyant ostensiblement ses larmes. Nous fûmes des centaines de milliers à l’acclamer, interminablement, dans un immense délire. Si je rappelle cette journée mémorable, ce n’est pas seulement pour l’émoi que j’éprouve à son souvenir, quarante ans plus tard ; c’est parce qu’elle comporte un arrière-plan politique puissamment significatif de la personnalité de l’homme qui allait bâtir la Tunisie moderne. Près de vingt ans auparavant, le 8 juillet 1937, une scène comparable avait déjà eu lieu.
A bord du vapeur Gouverneur Jonnart, Cheikh Thalbi, une grande figure nationaliste du parti Destour - et l’un de ses fondateurs en 1920 - avait débarqué de la même façon à La Goulette, en agitant aussi un grand mouchoir bleu.
Bourguiba qui avait - trois ans plus tôt - fait dissidence et fondé le Néo-Destour, l’attendait au bas de la passerelle. Et le tableau l’impressionna tellement qu’il tint, son heure venue et sans le dire à personne, à le reproduire à son propre retour (1er juin 1955.)
Non sans le perfectionner, car à la différence de son "prédécesseur", c’est à cheval, majestueusement, qu’il fendit la foule, en cavalier accompli. (Il devait sa prestance aux cours d’équitation que le président du Conseil, Edgar Faure, lui avait, peu avant, organisé à Paris dans le plus grand secret, en pleines négociations.)
Du même coup, cette scène en 1955, allait effacer celle de 1937 dont il ne faut pourtant pas oublier l’épilogue. Car ce Cheikh Thalbi, que Bourguiba saluait à La Goulette comme "le grand leader, le père de la renaissance tunisienne"- quoique d’origine algérienne, il descendait du marabout d’Alger, Sidi Thalbi - ne pouvait vite, en représentant tout à la fois le "Vieux-Destour" et l’idéologie de "l’arabisme", qu’apparaître comme un rival.
Thalbi allait le confirmer, dès le 11 juillet, en rassemblant plus de dix mille auditeurs au Gambetta Park (Avenue Mohamed V.)
Le 25, il présidait encore une grande réunion au cinéma Mondial en présence du Cheikh Ben Badis, président des Oulémas d’Alger.
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Avant d’entamer ce long récit d’un homme d’exception, je voudrais m’attarder un moment sur un événement qui m’a particulièrement marqué. Il s’agit de l’arrivée triomphale de Habib Bourguiba le 1er juin 1955, au port de la Goulette. Le paquebot « Ville d’Alger » ramenait d’exil l’homme qui devait libérer la Tunisie de l’obscurantisme, de l’analphabétisme, de la pauvreté. La Goulette, petite station balnéaire, connue pour sa douceur de vivre, ses avenues bordées de restaurants ; une ville particulièrement appréciée pour son « Poisson complet », qui se complaisait en hiver de ses 30.000 habitants et en été de plus du triple. Les habitants vivaient en parfaite harmonie, ceux qui y logeaient toute l’année recevaient avec leur hospitalité coutumière, leurs voisins de la capitale, venus chercher un peu de fraîcheur. Ce 1er juin 1955 devait être le premier jour de la saison estivale, qui durait à cette époque 3 mois, parfois plus, quand les familles de confession israélite, décidaient de passer les fêtes d’automne en villégiature. Jamais, de toute ma vie de goulettois, je n’avais vu autant de monde dans notre ville ; Ils étaient venus de partout, dès l’aube, certaines familles avaient campé à la plage depuis la veille voir plusieurs jours avant. Petits et grands, jeunes et vieux, femmes et jeunes filles, tout le monde convergeait vers le port, pour accueillir, apercevoir, toucher, embrasser, le héros, le « Zaïm », le père de la nation. Je vous avoue que nous avions été impressionnés par cette marée humaine, certains craignant des débordements, des actes isolés, des vengeances ridicules. Rien, je dis bien rien, ne se passa, qui puisse alimenter la moindre critique. La joie, les youyous, les chants, les danses, tout était à la fête, tout le peuple était uni pour l’événement. Sitôt descendu du bateau par la passerelle, Bourguiba a été happé par ses compagnons, hissé sur un cheval blanc, et conduit dans la ville. Le cortège avait du mal à se frayer un passage, la foule devenait de plus en plus dense, c’était unique, exceptionnel, féerique.

HABIB BOURGUIBA.

Fils d’un officier de l’armée symbolique que la France avait accordée au bey de Tunis, Habib Bourguiba est né officiellement le 3 août 1903 à Monastir, dans une famille de condition modeste ; mais une forte incertitude demeure sur cette date qui, selon certains de biographes, pourrait avoir été falsifiée de quelques années pour le rajeunir. Après avoir obtenu son certificat d’études primaires, il entame ses études secondaires au Collège Sadiki à Tunis ; il décroche le Brevet d’arabe, avant de s’inscrire au Lycée Carnot où il obtient, coup sur coup, la première partie puis la seconde partie du Baccalauréat, en 1924. Il part ensuite pour Paris où il poursuit ses études supérieures à la Faculté de Droit et à l’Institut d’Etudes Politiques. En 1927, il obtient respectivement sa Licence en Droit et le Diplôme supérieur d’Etudes Politiques. Il rencontre durant son séjour en France une femme, Mathilde, qu’il épouse en 1927. Elle lui donnera un fils, Jean, Habib, qui deviendra l’un de ses conseillers les plus écoutés.

De retour à Tunis dès l’obtention de ses diplômes, il exerce la profession d’avocat, parallèlement à d’autres activités. Ainsi, il participe à la rédaction de nombreux articles dans les journaux nationalistes qui paraissaient à l’époque, tels "La Voix du Tunisien" et "l’Etendard Tunisien". Le 1er novembre 1932, il crée, de concert avec un groupe de compagnons, le journal "L’Action Tunisienne" qu’il dirige en personne. A la suite, du Congrès du Parti du Destour, tenu le 12 mai 1933, il devient membre de la Commission Exécutive du Parti. Cependant, le 9 septembre 1933, il démissionne après avoir fait l’objet de vives réprimandes pour avoir fait partie d’une délégation de dignitaires de Monastir qui s’était rendue au Palais du Bey pour protester contre le gouverneur de la ville qui avait autorisé l’inhumation du fils d’un naturalisé dans le cimetière musulman. Il s’emploie, par la suite, à expliquer les raisons de sa démission de la Commission exécutive, jusqu’à ce que fût décidé un congrès extraordinaire du parti, le 2 mars 1934 à Ksar Hellal. Ce congrès se termine par la dissolution de la Commission exécutive et la constitution d’un Bureau politique composé comme suit : Dr Mahmoud Materi, Président ; Habib Bourguiba, Secrétaire Général ; Tahar Sfar, Bahri Guiga et M’hammed Bourguiba, membres, fondateurs.

Au milieu des années 30 et après la nomination d’un nouveau Résident général de France en Tunisie, la répression contre les nationalistes se fait plus violente dans le pays. Les militants font alors l’objet de mesures d’éloignement dans le Sud tunisien. Habib Bourguiba et certains de ses compagnons sont ainsi assignés à résidence à Kébili puis à Borj Leboeuf.

A la suite de l’accession au pouvoir, du Front populaire en France (le 3 mai 1936), sous la conduite de Léon Blum, les nationalistes reprennent le combat en accusant le gouvernement français d’avoir failli à ses engagements. Le congrès de la rue du Tribunal en 1937, proclame sa défiance à l’encontre du gouvernement français, les militants l’accusent de n’avoir pas tenu ses promesses.

Le 9 avril 1938, Bourguiba et ses compagnons, sont arrêtés et détenus à la prison civile, ainsi qu’à la prison militaire. Après un long interrogatoire, pour conspiration contre la sûreté de l’Etat, Bourguiba est transféré à la prison de Téboursouk puis à différentes prisons de France.
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:25

LE CULTE DE LA PERSONNALITE :

En politique, comme en affaires, il faut savoir « passer la main. »
Bien entendu, l’on doit être certain de la qualité de celui qui occupera le fauteuil.
Ce choix est difficile à faire, quand on se considère irremplaçable, ( nul ne l’est), quand on imagine être entouré d’incapables.
Préparer sa succession politique, est une tâche de tous les jours, de tous les instants.
Seule la démocratie et de véritables institutions permettent le passage du pouvoir en douceur.
Bourguiba, comme d’autres chefs d’Etat, ayant été élu « président à vie », retardait autant que faire se peut, la passation du « témoin. »
Cela se termine souvent, soit par une destitution soit par un coup d’Etat, suivi parfois de mort d’homme.

Poursuivez, Monsieur, je vous prie !

Bien entendu, en trente ans de pouvoir absolu, ce que Bourguiba vivait comme une osmose entre lui-même et son pays, tourna aisément au culte de la personnalité, son attachement à la puissance et à la gloire étant amplifié par tous les courtisans.
Ne parlons pas des médias ! Sa photo était quotidiennement en première page.
Comme l’écrivait l’organe du parti : L’Action, (juin 1966) : “Bourguiba n’est pas seulement le chef d’Etat qui réussit, l’homme politique qui triomphe, le leader qui entraîne. Plus, c’est celui qui hante nos esprits en permanence, qui est présent dans chacun de nos actes...”.
On ne risquait d’ailleurs pas de l’oublier. Dans toutes les villes, dans tous les villages, la rue principale portait son nom.
Il avait même obtenu, lors de son périple, en 1965, dans dix pays d’Afrique, une avenue dans chaque capitale.
Non loin de Bizerte, Ferryville (du nom de Jules Ferry), avait été rebaptisée Menzel Bourguiba.
La cellule, où il avait été interné, à la prison militaire de Tunis, était devenue un petit musée qu’il faisait visiter à ses hôtes et où l’on racontait comment il avait dormi la main sous la joue, à même le sol cimenté.
Ayant l’obsession de sa place dans “l’histoire”, il s’employait à la traduire, symboliquement, de toutes les façons possibles, des plus élémentaires aux plus subtiles.
Outre ses bustes, installés dans les vestibules des grands instituts, ses statues étaient érigées dans presque toutes les villes.
Monastir étant le lieu de sa naissance, il s’était fait représenter en collégien devant la mairie.
A Tunis (place d’Afrique), c’est à cheval qu’il figurait - avant d’être déplacé à La Goulette, là où il était effectivement arrivé le 1er juin 1955.
Mais comme son épopée personnelle devait s’inscrire plus amplement dans l’histoire, il avait fait dresser dans la salle du Conseil des ministres, au palais de Carthage, les effigies des héros de la Tunisie : Hannibal, Jugurtha, Ibn Khaldoun et Saint Augustin. Un cinquième piédestal attendait son propre buste.
Plutôt que de Saint Augustin et d’Ibn Khaldoun, comme on peut s’en douter, il se sentait proche de Jugurtha et d’Hannibal.
Au général carthaginois, il vouait un tel culte qu’il s’était mis en tête de ramener ses cendres à Tunis. _ En 1968, alors que j’étais responsable de la Sûreté nationale, il décida de se rendre à Istambul en “visite privée”.
Je l’y accompagnais, connaissant ses intentions et un peu perplexe quant au résultat.
Reçu avec le protocole d’une visite d’Etat, il ne se laissa pas détourner de son idée et demanda aussitôt à se rendre sur la tombe de Hannibal traditionnellement située sur les rives de l’Hellespont (les Dardanelles).
Très gênés, les Turcs tentèrent vainement d’éluder ce souhait.
Bourguiba, insistant véhémentement, sans la moindre périphrase diplomatique, nos hôtes finirent par nous amener, presque dans le désert, sur un monticule où se dressait une petite construction vétuste : le présumé tombeau d’Hannibal.
Aussi bouleversé par la proximité supposée, de son héros que par l’état d’abandon de sa sépulture, le Combattant suprême gémit et fondit en larmes.
Durant près d’une heure, devant nos hôtes qui ne savaient quelle contenance adopter, il resta là, à méditer entre deux sanglots... _ Nous passâmes une semaine en Turquie et chaque jour, à tous les officiels, Bourguiba ne parla que de son désir de ramener en Tunisie les restes de Hannibal avec lui, dans son avion.
Pour essayer d’atténuer sa déception, les Turcs firent leur autocritique : Oui, ils avaient failli à l’histoire, en n’honorant pas comme il convenait ce héros de la lutte contre l’impérialisme romain ; mais ils lui construiraient un grand mausolée qui symboliserait, en outre, la fraternité entre nos deux pays.
Bourguiba eut du mal à cacher sa déception. Néanmoins, il rapporta avec lui une fiole remplie de sable qu’il avait recueilli lui-même sur la tombe d’Hannibal.
Le Combattant suprême vivait avec sa chronologie historique. La sienne et uniquement la sienne, qu’il voulait ancrer dans la mémoire des Tunisiens. Ce pays avait, certes, une histoire, mais il l’occultait dans son ensemble et n’en évoquait certains épisodes que pour étayer sa propre histoire et confirmer, en conséquence, sa vision.
En mars 74 est institué le “Prix Bourguiba” : prix mondial de la coopération” honorant une institution ou une personne qui s’était distinguée dans le domaine humain, économique ou scientifique.
Son comité d’honneur était composé d’éminents chefs d’Etat notamment : Pompidou, Tito, Quabous et Houphouët. _Le comité exécutif comprenait ses plus proches : Bourguiba junior, Sayah, Klibi, le docteur Amor Chedli et moi-même.
La nation tunisienne, à ses yeux, était “née” le 3 août 1903, date présumée de sa naissance [repoussée à 1901 par ses proches].
A Monastir, à son anniversaire, des festivités étaient rituellement programmées pour symboliser “la reconnaissance de la nation envers son libérateur”.
Bourguiba nous incitait à célébrer le 3 août après sa mort et “indéfiniment” : c’est un trait qu’il partageait avec Tito, le chef d’Etat yougoslave, qui avait pensé imposer la même volonté pour son anniversaire.
Plus significativement encore, la date de notre fête nationale ne correspondait pas, comme dans la plupart des pays, à celle de l’indépendance, le 20 mars 1956 (quand-même jour férié), mais à celle du grand retour de Bourguiba dans son pays, le 1er juin 1955.
Moment “providentiel” s’il en fût, coïncidence ou choix prémédité (il ne nous l’a jamais dit), c’est la date même, quinze siècles plus tôt, le 1er juin 411, à Carthage, du triomphe de Saint Augustin sur les donatistes et la consécration de l’unité de l’Eglise.
Le 3 septembre 1934 était une autre date clé pour le Combattant suprême, celle où il avait engagé le peuple tunisien dans la lutte anti-coloniale, après sa propre déportation vers le sud. _Pour la commémoration de cet événement, Bourguiba choisissait personnellement le conférencier, se donnant ainsi l’occasion de lui exprimer sa confiance et de le faire valoir parmi ses pairs politiques.
Ainsi furent tous les 3 septembre pendant trente ans où, à Monastir, les responsables choisis dissertaient, se cantonnant toujours au domaine historique.
Au palais de Carthage, sur son bureau, seul le portrait de Pierre Mendès-France trônait ostensiblement, en face de tous ses interlocuteurs.
Les deux hommes qui avaient “élaboré” ensemble, en 1954, l’autonomie interne de la Tunisie, s’estimaient profondément.
Dans le long couloir qui allait de son bureau à la salle à manger, couloir qu’il traversait quotidiennement et qu’empruntaient tous les ministres, il y avait une vingtaine de grands portraits de tous les beys qu’il avait fait amener de l’ancien palais beylical du Bardo, transformé depuis en siège de l’Assemblée nationale. _Lui, qui avait aboli la monarchie, en exposait solennellement tous les titulaires
Bourguiba avait fait peindre, à partir de photos, des tableaux historiques retraçant certaines phases glorieuses. Il en faisait faire le tour à tous ses grands visiteurs. _Il s’attardait chaque fois, exceptionnellement, sur un portrait que je lui avais rapporté de Dakar en 1964, et qui était l’œuvre clandestine d’un matelot français dans le petit bateau qui l’amenait le 21 mai 1954 dans l’île de Groix, en Bretagne. _Le cliché le représentait, à côté d’un policier français, profondément pensif, la main sur la joue, courbé sur sa canne. _Devant ce tableau, le Combattant Suprême étalait pathétiquement sa détresse rétrospective : “A l’époque je pensais que tout était fini...”.
Dans d’autres circonstances, Bourguiba dut se poser aussi bien des questions : en premier lieu, après l’accord sur l’autonomie interne, lors de la crise Youssefiste, où il fut fortement décrié ; une deuxième fois, lors du congrès “rebelle” de Monastir I, en 1971, où il fut sérieusement contesté par une fraction de ses partisans et où la guerre de succession éclata sans vergogne.
Ulcéré, il tint à “effacer” ce congrès par celui “fidèle” de Monastir II en 1974, où il fut nommé président à vie du parti.
Moins de six mois après, le 18 mars 1975, à l’anniversaire de l’indépendance, après une réforme de la constitution, il fut élu par les députés chef d’Etat à vie d’une façon “exceptionnelle” : pour Bourguiba, c’était sa consécration politique, incontestablement et définitivement.
Un mois plus tard, encore un 12 avril - date devenue fatidique, du moins pour son entourage - il déclarera à l’Assemblée nationale :
“Le fait de me désigner à vie à la tête de l’Etat ne peut être qu’un hommage de reconnaissance rendu aux yeux du monde entier à un homme dont le nom s’identifie à la Tunisie.
Oui, j’ai nettoyé le pays de toutes les tares qui l’enlaidissaient, j’en ai extirpé les mauvaises coutumes, je l’ai libéré du joug qui l’asservissait (...). Mon passage à la tête de ce pays le marquera d’une empreinte indélébile pendant des siècles”.
Bourguiba était persuadé de mourir très tard, son frère et sa sœur ayant vécu presque centenaires, assez diminués, il est vrai.
Mais comme il savait bien que cela arriverait un jour, il s’efforça de régler lui-même tous les détails du grand événement.
A Monastir, dont il voulait faire une “ville-souvenir”, non seulement pour les Tunisiens mais pour le monde entier, il se fit donc édifier dès les années 1960, un somptueux mausolée qu’il ne cessa d’ailleurs de réaménager : peut-être, croyait-il à la légende selon laquelle “toute tombe, une fois terminée, n’attend pas longtemps son destinataire”. Cent fois, il modifia les phrases qui devaient être inscrites dans la pierre et sur les boiseries de la porte centrale ; et pour parfaire l’ouvrage, son architecte conseil, Clément Cacoub, dut aller partout dans le monde visiter les plus célèbres monuments funéraires.
Cependant, malgré le mausolée pompeux de Monastir, on le convainquit en 1980, que la sépulture du Combattant suprême ne pouvait être que dans la capitale.
Aussitôt, il chargea son architecte de travailler sur l’emplacement d’un autre sanctuaire, à Tunis, où les chefs d’Etat viendraient ainsi mieux honorer sa mémoire, à l’exemple du mausolée grandiose de Mohamed V à Rabat. Le projet, bien que sérieusement envisagé, n’eut pas pourtant de suite.
Bourguiba fit même confectionner son cercueil dès 1976.
Mieux, il voulut aussi réglementer le cérémonial de ses funérailles. Nous étions à la fin de janvier 1977 et il venait de passer près de trois mois en soins intensifs à Genève.
Convoqué expressément à Monastir, je trouvais sur place Mohamed Sayah et Bourguiba junior qui se demandaient, comme moi, la raison de cet appel urgent. Introduits chez le Président, nous le trouvâmes exalté, dans un état presque second.
Durant plus d’une heure, il nous prit à témoin de ses dernières volontés. Bizarrement, il n’avait pas appelé Nouira, bien que celui-ci fût à l’époque, son Premier ministre et donc son dauphin officiel.
Nous étions “ses trois fils”, expliquait-il, et c’est à nous qu’il voulait confier l’organisation prestigieuse de ses funérailles.
Dès sa mort, Bourguiba junior devait informer une série de chefs d’Etat, dont il dresserait la liste, pour que le maximum d’entre eux puisse venir.
Pour cela, il convenait de différer de deux jours, après l’annonce de son décès, le déroulement des obsèques.
Et surtout, parce qu’il fallait associer au deuil la Tunisie entière, son corps devait être amené lentement, solennellement, de Carthage à Monastir.
Ne laissant rien au hasard, il avait divisé le parcours de 140 kilomètres entre les deux villes, de façon que chacun des vingt gouvernorats soit chargé de faire transporter son cercueil sur une distance égale.
Tout plein de son sujet, il nous raconta avec émotion les obsèques de Winston Churchill, les funérailles du général Dwight Eisenhower.
Il nous apprit qu’étudiant à Paris, il avait suivi, de bout en bout, la cérémonie du transfert au Panthéon des cendres de Jean Jaurès : un événement qui, de toute évidence, l’avait marqué.
Il tenait à ce que son propre enterrement ne soit pas moins grandiose et, avant de trouver place lui-même dans son mausolée, il y avait fait transférer les corps de son père, de sa mère et de Mathilde, sa première femme convertie à l’islam sous le prénom de Moufidha.
Bourguiba, lui, n’était aucunement fataliste, mais l’éternité, du moins morale, était une obsession chez lui, une idée absolument pharaonique. Il vivait sa légende.
En 1972, il envoya son ministre des Affaires étrangères à Moscou, porteur d’une lettre personnelle au chef de l’Etat de l’URSS, Brejnev, pour lui demander le secret de la momification.
Masmoudi était chargé de dire que Bourguiba valait bien Lénine et les autres chefs d’Etat des pays socialistes. Le ministre fut éconduit, et Bourguiba en voulut aux dirigeants de ce pays.
Ce culte de la personnalité - je passe sur ses aspects les plus caricaturaux - aurait sans doute été moins accepté s’il n’y avait eu réellement, une certaine identification entre le destin de Bourguiba et celui de la nouvelle Tunisie. _En se présentant comme son “bâtisseur”, celui qui la modela pendant plus de trois décennies, il ne force pas le trait.
Comme Kemal Atatürk pour la Turquie, avec autant d’autorité mais moins de brutalité, il a forgé une nation en la faisant entrer dans la modernité.
Dans un discours en juin 1973 à Genève, à la conférence de l’OIT, il esquissa en ces termes une définition de ce qu’il tenait pour son rôle historique : “D’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de sous-tribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j’ai fait un peuple de citoyens. _Mais j’ai peur de ce que j’ai appelé un jour le “démon des Numides” ; Ce démon qui pousse à la désunion, aux luttes intestines, qui nous a fait rater notre histoire après la révolte de Jugurtha”.
Tel était Bourguiba, comme je l’ai vécu pendant près de trente ans et dont le portrait, seulement esquissé ici, pourrait être indéfiniment enrichi, tant il présente de multiples facettes.
Lui-même, au demeurant, ne cessait de s’étonner d’être Bourguiba, bien que tout le lui rappelât.
En 1983, recevant un tout jeune ministre, on le vit soudain sortir de son bureau en criant :
-Qu’est-ce que c’est que ces ministres ? Ces jeunots qui ne pigent rien...
On le calma et il reprit :
-Je ne comprends pas. Je l’avais en face de moi, il avait la tête baissée, il n’arrivait même pas à répondre, il rougissait.
On finit par passer à table, mais le Président, contrairement à l’habitude, restait silencieux, méditatif.
Puis, tout à coup, comme saisi par une illumination, il tapa sur la table et s’exclama :
-Je comprends : il était devant Bourguiba !
Un autre jour, Amintore Fanfani, Président du conseil italien, lui rendant visite remarqua sur son bureau un livre sur Jugurtha. Bourguiba lui répondit :
- Oui, je suis un Jugurtha qui a réussi ! Il a fallu des millénaires...”
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:28

Bourguiba avait compris que la radio était un moyen exceptionnel de communication.
Il en usait, je dirais presque, il en abusait.
De Gaulle, quant à lui, avait utilisé la télévision.
Ces deux hommes de tempérament exceptionnel, de volonté inébranlable, de patriotisme à toute épreuve, allaient s’affronter, dans une bataille à rebondissements ; jusqu’à l’évacuation par la France, de toutes les bases, et par l’accession de l’Algérie à l’indépendance.

Monsieur Belkhodja, vous étiez en première ligne.

Le drame de Bizerte est l’histoire d’une stratégie habile, apparemment irréprochable et d’ailleurs finalement victorieuse, mais après avoir un moment trébuché sur cet éternel impondérable : les humeurs de deux grand hommes d’Etat, deux fins stratèges politiques, dont tout dépendait, Habib Bourguiba et Charles de Gaulle.
De part et d’autre, un mélange de susceptibilité et d’amour-propre transformé en fierté nationale conduisit ce qui eût pu n’être qu’un malentendu à une tragédie inutile.
Bourguiba a toujours entretenu avec la France des rapports conflictuels où l’âpreté du combat politique n’éclipsait jamais tout à fait une admiration colorée, d’amour déçu.
Intransigeant sur sa revendication fondamentale d’une Tunisie souveraine, il souhaitait plus que tout la conquérir par étapes, sans affrontement radical avec l’ex-puissance protectrice.
C’est dans cette perspective qu’il faut situer, d’emblée, son attitude à l’égard de la présence des forces françaises en Tunisie et notamment à Bizerte.
Dès le 17 décembre 1950, le chef du Néo-Destour déclarait admettre “adhérer à l’Union Française si l’indépendance de la Tunisie est proclamée, mais avec la faculté de se retirer à son gré”.
Le 22 mars 1956, deux jours après la proclamation de l’indépendance, il définissait son objectif sans équivoque, mais sans agressivité : “après une période transitoire, toutes les forces françaises devront évacuer la Tunisie, y compris Bizerte”. Ce qui laissait la porte ouverte à toutes les négociations.
En octobre 1956, à Tunis, Bourguiba et Mohamed V se disaient partisans d’une Fédération maghrébine liée à la France.
Mais le 10 du même mois, le piratage de l’avion de Ben Bella et de ses compagnons par les militaires d’Alger, malheureusement “couverts” après coup par le gouvernement français, ruina ces bonnes intentions.
En 1957, juste un an après l’indépendance de la Tunisie, Bourguiba, néanmoins, répéta : “Culturellement, géographiquement, économiquement, les peuples nord africains sont et seront liés à la France, si elle arrive à tourner le dos au colonialisme”.
Le 27 décembre, il suggérait même une alliance avec la France “subordonnée à la concentration des troupes françaises à Bizerte”.
Une proposition qui avait d’ailleurs provoqué quelque malaise chez les Algériens et des réticences à l’intérieur du Néo-Destour, dont notamment l’opposition farouche de Taieb M’hiri, le ministre de l’Intérieur.
Empêtrés dans la guerre d’Algérie, les dirigeants affaiblis de la IVème République agonisante ne donnèrent pas suite à cette offre pourtant conciliante.
L’ironie de l’histoire est que, six mois plus tard à peine, Bourguiba, sans avoir eu besoin de conclure une alliance, obtient l’évacuation du territoire et la concentration de l’armée française dans la base de Bizerte.
Cela grâce, indirectement, à une faute du gouvernement français : le bombardement meurtrier de la ville frontière tunisienne de Sakiet Sidi Youssef.

Le commandement de l’armée française en Algérie avait décidé de ne pas tolérer plus longtemps la solidarité tuniso-algérienne aux frontières et le harcèlement de ses forces, conduit à partir de la Tunisie.
Notre pays, devenu une véritable base arrière, avait pris fait et cause pour la révolution algérienne et nul n’ignorait notre soutien logistique, le transit des armes par la Tunisie, l’hébergement des troupes de l’Armée de libération nationale (ALN).
Le samedi 2 janvier 1958, se produisit un sérieux accrochage à la frontière, près de Sakiet.
Les Algériens réussirent à capturer quatre soldats français et à les ramener dans la région du Kef, en Tunisie. _ Le Président du conseil français, Félix Gaillard, chargea le général Duchalet de porter un message au président Bourguiba, lequel refusa de recevoir ce militaire qui avait combattu les fellaghas (résistants) en 1954. Félix Gaillard envoya alors son chef de cabinet. _En vain. Bourguiba déclara à la presse : “La France doit comprendre qu’un général pour appuyer une protestation ou une frégate, pour soutenir une politique, tout cela doit prendre fin. Si l’action continue, je demanderai l’installation d’un régiment de l’ONU aux frontières”.
A Paris, ce fut le scandale : Bourguiba voulait internationaliser la guerre d’Algérie !
Le 11 janvier 1958, un deuxième grave accrochage entre Français et Algériens coûta la vie à quatorze soldats français.
Le commandant à Alger avisa Paris que “des bandes d’assaillants algériens repérés par l’aviation française, franchissaient la frontière à partir de la Tunisie et se répandaient dans les fermes et les mechtas algériens et que les véhicules de la garde nationale tunisienne stationnaient de plus en plus à la frontière en position d’accueil”.
Le 8 février, l’armée française en Algérie - prétextant qu’un avion avait été touché et obligé de se poser en catastrophe à Tebessa - bombarda le village de Sakiet, faisant 72 morts, dont 12 enfants et plusieurs blessés.
La Tunisie expulsa cinq consuls français qui exerçaient dans les principales villes, et organisa le blocus de toutes les casernes de l’armée française.
Le Conseil de sécurité de l’ONU décida d’une mission de bons offices anglo-américaine conduite par MM. Murphy et Beeley.
Le gouvernement Gaillard tomba, ouvrant la crise qui ramènera au pouvoir le général de Gaulle.
Sakiet, ce petit village paisible, qui avait enterré dans la douleur ses enfants écoliers, tués en pleine classe, imposera peu après, le 17 juin, un accord entre les deux pays, stipulant “l’évacuation de toutes les troupes françaises du territoire tunisien, à l’exception de Bizerte”.
Un an après, en février 1959, à Lima, capitale du Pérou, l’organisation estudiantine occidentale (COSEC) adoptera une résolution décidant la reconstruction de l’école primaire de Sakiet, en association, pour la première fois, avec l’organisation communiste (UIE) - animée alors par Jiri Pélikan et Emir Khorazi alias Babak, deux vieux camarades progressistes et anti colonialistes -.
Le 25 juillet, secrétaire général de l’UGET, je donnais le premier coup de pioche, en cet anniversaire de la République, et déclarai : “En ce jour mémorable, les étudiants, venus de trente sept pays, sont un gage de l’avenir et une rude leçon pour le colonialisme”.
Le ministre de l’Education nationale, Mahmoud Messadi, notre cher ancien professeur du collège Sadiki, proclama pour sa part : “Nous laissons à d’autres l’agression et la violence, nous préférons œuvrer pour la paix”. _ Et le délégué de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) s’éleva contre “cette dérive dangereuse du gouvernement français”.
Bourguiba nous adressa ses encouragements : “C’est une manifestation de solidarité à l’échelle humaine pour faire oublier les méfaits du colonialisme, ses convoitises, ses cruautés”.
La petite école primaire sera reconstruite par une centaine d’étudiants venus du monde entier, y compris la France.
Le soir du 8 février 1958, après le bombardement de Sakiet, Bourguiba annonça “la bataille de l’évacuation”. _ Le 12, la Tunisie proclama l’interdiction de l’entrée du port de Bizerte à tout bâtiment de guerre français.
Le 14, le chef de l’Etat fit adopter par l’Assemblée nationale une loi abrogeant la convention de 1942, datant du gouvernement de Vichy, qui stipulait que : “Bizerte ne faisait pas partie du territoire tunisien et était un port français.
A Paris, sans s’y référer explicitement, le porte-parole du gouvernement, Claparède, assurait le 20 février : “Bizerte restera le port français qu’il est en tout état de cause.
Il n’a jamais été question de le céder ou de l’otaniser”.
Le 19 avril, Jacques Chaban-Delmas, ministre de la Défense, le confirmait : “Il faut s’ancrer à Bizerte”.
L’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, après les événements du 13 mai 1958, amorce un certain dégel.
Dès le 17 juin, un échange de lettres énonce notamment : “les deux gouvernements se sont mis d’accord sur le retrait des forces françaises stationnées en Tunisie.
A la fin de ce retrait, des conversations s’engageront en vue d’établir un régime provisoire pour la base aéronavale de Bizerte”.
Deux jours plus tard, dans un discours à Mahdia, le Président précise les dates : “les forces françaises seront évacuées dans un délai qui n’excédera pas le 1er octobre 1958”.
Restait évidemment Bizerte : quel statut provisoire envisager ? Pendant combien de temps... ? Etc. _ Que Bourguiba, à ce moment là, n’ait pas encore fait de la récupération de la base une priorité absolue, on en trouve la preuve dans la proposition surprenante qu’il a faite, le 17 février 1959, de renoncer momentanément à Bizerte en échange de la paix en Algérie :
“Pour l’abandon de Bizerte, déclare-t-il, la seule contrepartie serait la paix et un règlement négocié du problème algérien (...)
Nous sommes prêts à faire ce sacrifice, si nous pouvons, avec Bizerte, grâce à Bizerte, aider nos frères algériens, et par là même la France à mettre fin au conflit (...)
J’estime qu’on peut accepter une base française si cette occasion peut hâter la paix, faciliter la concorde, et ouvrir des possibilités économiques et politiques qui représenteraient pour la France en Afrique du Nord une paix solide et permettraient à ce Grand Maghreb de se former en offrant à la France et au monde occidental une coopération sur tous les plans”.
Pour une réponse à cette offre, Bourguiba fixait une échéance : le 17 juin 1959, c’est-à-dire un an après les accords précités du 17 juin 1958, mais quatre mois seulement après son discours.
C’était évidemment un peu court : de Gaulle venait d’arriver au pouvoir et semblait hésiter sur son objectif comme sur sa tactique.
Le Front de libération nationale (FLN), de son côté, en proie à des luttes internes exacerbées par l’enlèvement de ses “chefs historiques”, n’était pas non plus prêt pour la négociation.
Une réaction française eût peut-être amorcé un processus, ouvert des perspectives.
Le fait est que rien ne se produisit.
Qu’il ait cru ou non pouvoir être entendu, Bourguiba se trouva seul au rendez-vous qu’il avait fixé, et déclara le 17 juin 1959 :
“L’échéance fixée tombait hier. Je déclare officiellement que nous retirons notre offre d’échange : Bizerte contre la paix en Algérie. .
Ou bien nous trouvons une solution de compromis ou bien nous serons obligés de réclamer l’évacuation .
Nous serons prêts à apporter notre contribution quant aux délais et aux modalités”.
Constat d’échec, donc, en un sens, mais qui n’empêchait pas Bourguiba de rester fidèle à son choix stratégique fondamental d’une victoire obtenue par la négociation, à travers des étapes successives.
Ce qu’il voulait, c’était poser un principe : Bizerte devait retourner à la Tunisie ; cela admis sans ambiguïté, tout le reste était négociable.
A la place du général de Gaulle, si l’on peut un instant inverser les rôles, Bourguiba aurait certainement saisi au vol cet appel et profité de cette ouverture en se déclarant d’accord sur le principe, tout en renvoyant à plus tard la négociation sur les modalités, dès la fin de la guerre d’Algérie.
Hélas, chez le Général, le mouvement d’humeur prévalut : Il ne toléra pas de voir Bourguiba soulever le problème unilatéralement et de surcroît, dans une conjoncture difficile pour la France.
A ce stade, Bourguiba n’entendait pourtant pas brusquer les choses.
Et, de fait, six mois se passeront, de juin 1959 à janvier 1960 avant que le problème de Bizerte ne rebondisse et cette fois, pour se compliquer et s’aggraver sans cesse jusqu’à la guerre, en 1961.
Il rebondit indirectement par l’effet d’une conjoncture internationale dont la France s’obstinait à ne pas prendre conscience, mais qui faisait de son “ancrage” à Bizerte un anachronisme colonial désormais insupportable.
Dès l’été 1959, Bourguiba savait que Washington et Rabat étaient en contact secret à propos des bases américaines au Maroc : un contact qui se mua à l’automne en véritable négociation, et cela, au moment même où Paris se refusait à tous pourparlers avec la Tunisie, laquelle ne demandait pourtant qu’une décision de principe, sans préjuger des modalités.
Le gouvernement tunisien reçut donc de plein fouet, presque comme un soufflet, le communiqué commun maroco-américain publié le 22 décembre 1959, à Rabat : “Les bases américaines auront été retirées du Maroc avant la fin de 1963. L’évacuation de la base de Ben Slimane (Camp Bauhault) sera terminée le 31 décembre 1960”.
Tout aussitôt, le représentant de la France fut convoqué pour lui faire ressortir l’importance de cet accord, en observant qu’il témoignait de la bonne volonté des Etats-Unis tout autant que de leur capacité d’une vision à long terme, et que cet accord confirmait l’inanité de la thèse française sur le caractère indispensable de ses bases nord-africaines - Bizerte et Mers El-Kébir en Algérie - pour la défense du “monde libre”.
Nous pressentions des complications et redoutions une dégradation imminente de nos rapports avec la France.
Je venais de rentrer de New York, où j’avais assisté à la XIVème session de l’Assemblée générale des Nations unies.
Sur décision du Président, j’intègre immédiatement le département des Affaires étrangères comme directeur de cabinet du ministre, le docteur Sadok Mokaddem.
Le 25 janvier 1960, au cours d’un grand meeting populaire, Bourguiba demande solennellement l’évacuation de Bizerte.
Le 1er février, une note diplomatique fut remise à l’ambassadeur de France Jean Marc Boegner stipulant notamment : “Après un tel accord entre les Etats-Unis et le Maroc, le gouvernement tunisien ne peut plus ne pas poser au gouvernement français la reconnaissance de l’évacuation de Bizerte, quitte à laisser le soin aux experts d’en établir les modalités et le calendrier”.
Bourguiba, en l’occurrence, savait que face à la France, il se trouvait devant une alternative : l’entente ou le bras de fer. Mais il entendait, comme toujours, l’aborder avec une tactique qui faisait alterner la pression et la prudence, sans jamais fermer la porte à un compromis.
Le 6 février, nous recevons la réponse française, dont Bourguiba annonce lui-même la teneur à la radio le 8 : “La France a répondu par une note qui appelle des discussions. La Tunisie ne passera à l’action directe qu’après épuisement de tous les moyens pacifiques”.
Le 7 avril, il se montre plus précis dans un discours à l’Assemblée nationale : “La France s’engage à ce que, jusqu’au 31 octobre 1960, il ne reste plus à Bizerte que les effectifs nécessaires au fonctionnement de la base”.
A ce stade, la crise semblait donc évitée, l’entente ayant succédé à l’invective.
Bourguiba ne pouvait oublier - pour prix d’un apaisement avec la France - qu’il était le premier héros nationaliste de la région et entendait le rester.
Or, non seulement la France semble avoir méconnu cet aspect, mais elle aggrava les choses en engageant à son tour, après les Américains, des négociations secrètes avec le Maroc pour y évacuer les bases françaises.
De ces pourparlers, nous avons eu discrètement connaissance dès leur début, et Bourguiba en fut si obsédé qu’il me demandait sans cesse, sur leur déroulement, des détails que je ne pouvais lui fournir tout en lui confirmant leur existence.
Le 1er septembre 1960, le Maroc et la France signaient leur accord : “Les forces et installations françaises seront évacuées de l’ensemble du Maroc avant le 2 mai 1961”, c’est-à-dire avant l’anniversaire du trône.
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:29

SUITE DE CE QUE L’ON A APPELE "L’AFFAIRE DE BIZERTE."

Mémoires de Hassan II

“Le général de Gaulle m’a envoyé Monsieur Parodi, qui était son ambassadeur et un grand résistant, avec ce message : Dites au roi, que je vais faire accélérer les choses pour que, dans un mois, toutes les troupes françaises aient quitté le royaume. Ce sera mon cadeau d’investiture à Sa Majesté”.

Bourguiba se sent trahi, il ne pouvait accepter de rester à la traîne. Déjà en mars 1956, la proclamation de l’indépendance du Maroc, quelques jours avant la nôtre, l’avait vivement affecté.
Et voilà que la France, de nouveau, donnait au roi du Maroc ce qu’elle refusait à Bourguiba.
Le 12 septembre, lors d’une tournée dans le gouvernorat de Bizerte, dans la petite localité de Ras-Jebel, fief d’un de ses fidèles lieutenants, Hassan Belkhodja, le Combattant suprême rappelle fermement sa revendication de l’évacuation de Bizerte.
L’opinion publique ne s’en doutait pas encore, mais il était clair pour les initiés qu’on entrait dans une zone de turbulences.
A la demande de Bourguiba, nous rédigeons alors aux Affaires étrangères une note officielle au gouvernement français ; que nous remettons le 7 novembre à son chargé d’affaires, pour appeler Paris à accepter clairement le principe de l’évacuation et à négocier dans les plus brefs délais.
Nous connaissions cependant, la complexité du problème algérien, et nous nous préparions à des jours difficiles avec le maigre espoir, malgré tout, que de Gaulle, logique avec lui-même, accepterait au moins de négocier sur Bizerte après avoir admis, sans barguigner, l’abandon rapide et total des bases françaises au Maroc.
La base tunisienne de Bizerte ne pouvait être plus “stratégique” que la base marocaine de Ben Slimane. Et cela était d’autant moins crédible que les experts américains jugeaient, désormais, que toutes ces bases statiques n’étaient plus opérationnelles.
A Paris, les milieux officiels n’étaient pas disposés à l’admettre, et les médias eux-mêmes occultaient le problème.
Certains intellectuels mis à part, tout le monde semblait obsédé par la guerre d’Algérie et le soutien qu’apportait la Tunisie au FLN.
Toutefois, une franche explication entre nos deux pays aurait permis de dissiper tant soit peu l’équivoque ou d’atténuer le sentiment de frustration qu’éprouvait Bourguiba ; car, à la différence des négociations entre le Maroc et les Etats-Unis, qui s’étaient déroulées au grand jour, les pourparlers franco-marocains s’étaient déroulés en secret, comme en témoignait l’irritation de Paris devant les indiscrétions de Rabat.
La France avait été contrariée par le style médiatique adopté par les Marocains ; Raoul Duval me le confirmant personnellement, je lui objectais que si nous approuvions ces accords avec le Maroc, qui étaient, dans la logique naturelle, de la politique de décolonisation du général de Gaulle, nous ne comprenions plus la thèse française relative à l’importance militaire de la base de Bizerte.
Le 4 novembre, le général de Gaulle annonça un référendum concernant l’affaire algérienne ; Bourguiba comprit que le vent allait tourner rapidement en France et que de Gaulle allait entamer une grande révolution de la mentalité de ses concitoyens.
C’est pourquoi, sans doute, le Président me nomme soudain à Paris, en m’enjoignant de rejoindre rapidement mon poste.
Je débarquais dès décembre dans la capitale française comme ministre plénipotentiaire et Chargé d’affaires “ad intérim” (mission diplomatique sans ambassadeur dans le jargon officiel) ; logeant, sur instructions du chef de l’Etat, dans la résidence de l’ambassadeur.
Je peux très vite mesurer le bon accueil qu’on me réserve au Quai d’Orsay où, m’apprit-on, discrètement, on avait saisi le sens de ma nomination par choix personnel de Bourguiba.
L’ambiance française fut euphorique après le succès du référendum (8 janvier 1961) donnant un “oui franc et massif” (75 % des électeurs) au général de Gaulle pour résoudre le problème algérien.
Je pressentais alors une évolution rapide de la politique de la France vis-à-vis de notre région.
Mes contacts étaient bons et je m’impliquais de plus en plus dans la nouvelle mouvance politique française. _ Bourguiba m’encourageait directement.
Mais voilà que, fâcheusement, un discours du chef de l’Etat vient troubler cette bonne ambiance.
A Sfax, le Président déclare que, selon son ancien ambassadeur à Paris, “d’anciens nostalgiques du protectorat, notamment MM. Brouillet et Gillet s’activaient contre la Tunisie..”
De pareils propos étaient en complète contradiction avec les objectifs de ma mission à Paris et les recommandations que j’avais reçues du chef de l’Etat.
Le directeur des Affaires tunisiennes et marocaines, Louis de Guéringaud me fait remarquer, “à titre strictement personnel”, combien les responsables français étaient navrés du discours de Bourguiba.
La critique était personnelle et je ne pouvais intervenir directement.
Je ne connaissais pas René Brouillet et je ne pouvais l’atteindre, vu sa haute position à l’Élysée comme directeur de cabinet du général de Gaulle.
Téléphonant à mon ministre Sadok Mokaddem, avec qui j’entretenais d’excellents rapports depuis mon passage comme directeur de son cabinet, je compris qu’il fallait se taire : “Le Président, me dit-il, avait certainement son objectif”.
Malheureusement, on ne mesurait pas assez à Tunis les effets d’un tel éclat, surtout dans la bouche du chef de l’Etat.
Désemparé, au début, mais après mûre réflexion, je décidais donc d’aller à la source et de risquer une explication avec le Président.
Je sentais qu’il y avait une cabale et que Bourguiba était induit en erreur.
Comme dans ses discours à l’époque du protectorat, il pensait encore pouvoir distinguer la France des colonialistes français.
Or, désormais, s’il restait des “colonialistes”, ils n’étaient plus en Tunisie, mais en France et à Paris, promus à de hauts postes de responsabilité.
Ayant demandé à rentrer d’urgence à Tunis, je rencontrais dès mon arrivée l’épouse du Président, qui m’éclaira sur l’ambiance politique du moment.
Il en fut de même avec mon ministre Mokaddem, qui, par sa formation et son caractère, était assez conscient de cette dichotomie dans la conception des rapports entre nos deux pays.
Le lendemain, je retrouve le Président chaleureux, mais inquiet quant à l’avenir de nos relations avec la France. _ Son dépit est grand ; il n’accepte pas que les Etats-Unis et la France - qui sont ses premiers choix dans les relations internationales de la Tunisie - accordent au Maroc l’évacuation presque immédiate de leurs bases militaires, et que la France refuse de discuter avec lui du principe de son retrait de Bizerte.
J’essaie d’expliquer que le problème algérien obnubile les responsables français et bloque pour le moment toute discussion sur Bizerte.
En vain, le Président tempête.
Je lui demande alors, instamment, de m’accorder quelque temps pour sonder davantage l’opinion officielle française et enchaîne : “Tous mes contacts, aussi bien officiels qu’officieux, me permettent d’affirmer que la Tunisie et son Président jouissent à Paris du préjugé le plus favorable, que les dispositions officielles semblent excellentes pour tourner la page de Sakiet, et qu’à l’égard du bourbier algérien, Bourguiba et la Tunisie présentent un intérêt certain”.
Et je rends compte de mes contacts durant ce premier mois d’activité en lui décrivant, avec force détails, l’attention que j’avais trouvée aux Affaires étrangères, notamment auprès du directeur de cabinet et ancien chargé d’affaires de France à Tunis, Robert Gillet, en lui faisant comprendre, dans la foulée, combien on avait été affecté par son discours critique de Sfax.
Le chef de l’Etat, comme à son habitude, sut pointer le problème : “Ah bon ! C’est ce qu’on m’a dit”. Je poursuivis : “ Exploitons la disponibilité de ces hauts responsables français à notre égard, car il ne subsiste plus rien des complexes d’antan”. Bourguiba approuva : “Pourquoi pas, je t’en laisse le soin”. Je continuai : “Permettez-moi en votre nom de les inviter en Tunisie pour des visites nostalgiques”.
Le Président opina de nouveau. Wassila, entrée dans l’intervalle sous prétexte de lui rappeler la prise de ses médicaments, renchérit.
Intelligente, elle avait toujours su arranger les situations les plus scabreuses.
Me voilà donc de retour en France dans une ambiance politique favorable, qui me permet d’agir activement, quoique handicapé par mon statut de simple chargé d’affaires, et par l’absence de tous les ambassadeurs arabes (sauf celui du Liban) rappelés chez eux après l’affaire de Sakiet.
Seul, mon homologue marocain, Abdellatif Filali, lui aussi chargé d’affaires (ad intérim), s’emploie, grâce à ses amitiés politiques, à faciliter ma tâche.
Je revis Gillet qui fut réconforté.
Le surlendemain, Brouillet me recevait pour la première fois.
C’était un homme discret, subtil, affable, pénétré de la vision gaullienne et très attaché à la Tunisie - qu’il avait bien connue en étant secrétaire général à la résidence de France à Tunis, du temps du protectorat -. _ L’explication ne fut pas très difficile : l’incident était désormais clos.
[Brouillet répondra, en 1965, à l’invitation de Bourguiba et visitera la Tunisie.
Nous nous retrouverons avec plaisir, à Rome, en 1970, comme représentants de nos pays respectifs auprès du Vatican.]

Le 1er février 1961, le général de Gaulle donnait sa grande soirée diplomatique du Jour de l’An.
Le nonce apostolique, notre doyen, conduisait le cortège des diplomates venus présenter leurs vœux au chef de l’Etat, flanqué du Premier ministre, Michel Debré et de celui des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville.
Les Hauts commissaires des pays de la Communauté, ceux qui en 1960 avaient voté “oui” à l’indépendance dans le cadre d’une communauté franco-africaine étaient reçus ostensiblement les premiers.
Les chargés d’affaires venaient en dernier.
Pour ma part, je crus déceler, un sourire et un hochement de tête exceptionnels du Général de Gaulle.
Cela me parut significatif, d’autant plus que l’ambassadeur du Sénégal, André Guillabert, au fait des usages et des humeurs de l’Elysée, me le confirma au cours de la réception.
Le dîner de grand apparat avait lieu dans le salon Murat du palais de l’Elysée.
230 couverts y avaient été dressés pour tout l’establishment politique de Paris.
Après le café, de Gaulle se retira dans un autre grand salon, nous laissant converser entre diplomates et hauts cadres français.
Soudain, le directeur du protocole se fraya un chemin jusqu’à moi :
“Monsieur le Président souhaiterait vous recevoir. Voudriez-vous me suivre, s’il vous plaît ? ”
Un léger frémissement parcourut l’assistance.
Surpris par cette initiative insolite, je me repris en quelques secondes et suivis le directeur du protocole qui m’ouvrit le passage à travers les invités.
Dans un salon privé, devisaient quelques membres du gouvernement.
Le Général s’en détacha, et me conduisit près de la fenêtre où nous eûmes cet aparté mémorable :
-“Mes respects, M. le Président.
- Bonsoir M. le chargé d’affaires. Vous êtes le bienvenu en France. Comment va le Président Bourguiba ? Je serais heureux de le recevoir, nous aurions des entretiens utiles. La France apprécie les efforts de la Tunisie et encouragera tout progrès dans la région. L’Afrique du Nord est chère à la France. Les Algériens ! Ah, les Algériens ! Ils veulent tout à la fois. Ils connaissent bien le général de Gaulle.
Il marqua un temps d’arrêt.
Je répondis :
-partenaire sérieux de votre pays. L’histoire sera marquée par votre rencontre”.
Le Général enchaîna en s’enquérant très aimablement de mon intérêt culturel pour Paris.
Après quinze minutes environ de ce tête à tête inattendu, je pris congé. Le directeur du protocole, à l’oreille, me recommanda la plus grande discrétion en m’accompagnant jusqu’à la sortie.
Nous avions compris tous les deux qu’il valait mieux partir de suite pour éviter toute interrogation des responsables ou des médias.
Rentré à l’ambassade, je rédigeai aussitôt mon télégramme chiffré après avoir réveillé mes collaborateurs à qui je recommandai, à mon tour, une discrétion absolue.
Le lendemain, Robert Gillet, m’appelle directement au téléphone et me prie de venir le voir au Quai d’Orsay.
Je retrouve chez lui le même souci de retenue, il m’affranchit d’emblée : “Seules cinq personnes en France sont au courant de la teneur de l’entretien”.
Je suis introduit aussitôt chez le ministre Couve de Murville qui malgré son flegme naturel et son sourire avare, me reçoit cette fois d’une façon très attentionnée et confirme mes espoirs dans le succès de la rencontre et ses développements possibles :
-“C’est une rencontre franco-tunisienne, mais les deux chefs d’Etat auront tout le loisir d’évoquer l’avenir de la région (...) Les Algériens pourront s’en féliciter”.
Sans plus de détails, j’informe Tunis de la subtilité de ces propos :
-“Les Français ne voudront pas d’une négociation indirecte, mais privilégieront Bourguiba dans leur réflexion sur le sujet”. l’Elysée, veut bien protéger un secret d’Etat.
Aux autres journalistes qui m’assaillent, j’assure qu’il y a eu un échange de témoignages d’estime entre les deux présidents.
Mais à Tunis, fidèle à la tradition de la “place publique”, notre entretien est déjà ébruité, alors que même mon alter ego, à Tunis, Raoul Duval, n’est pas au courant : A un haut cadre de notre ministère qui lui demande imprudemment de régler les formalités protocolaires, il répond qu’il y a méprise et câble dans ce sens à Paris.
Le lendemain cependant, jeudi 2 février, Bourguiba accorde à Afrique Action une interview “off the record” à ne publier que le dimanche 5.
Mais le samedi, le correspondant à Tunis de Europe n°1 en révèle la teneur, et l’Elysée me fait savoir que “cette publicité prématurée est contrariante”.
Rien n’y fait, l’euphorie est trop grande à Tunis, je suis dépassé et réduit à des mesures de colmatage.
Le vendredi 3, Bourguiba exhibe mon télégramme devant toute l’assistance réunie au siège régional du parti à Tunis.
Il en révèle presque le contenu, heureusement suivi d’éloges pour la France, tout en annonçant sa contribution personnelle à la paix dans la région.
Du coup, l’affaire prend de l’ampleur. Intrigué, peut-être inquiet, le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), installé à Tunis, fait revenir d’urgence d’Indonésie le président Ferhat Abbas et, de Bagdad, un autre de ses principaux dirigeants, Krim Belkacem.
Le 16, à l’issue d’une rencontre entre Bahi Ladgham, le secrétaire à la Présidence et Ferhat Abbas, le président du GPRA, on semble admettre de part et d’autre une interprétation équilibrée :
1 - le FLN n’a pas besoin d’intermédiaire, et Bourguiba n’a aucunement l’intention de parler en son nom.
2 - Tout ce qui peut convaincre de Gaulle de négocier directement sera utile. Dans cette optique, la visite de Bourguiba pourra avoir une heureuse influence.
Cependant, à Radio Tunis, Bourguiba va déclarer le 23 février : _ -Aujourd’hui, la Tunisie est seule en mesure de rapprocher les belligérants (...) De ma rencontre avec de Gaulle, j’espère qu’il résultera une rencontre entre le gouvernement français et le GPRA pour des négociations franches, loyales.
Paris se garde bien de faire le moindre écho à ces déclarations.
Aussi bien les Français que les Algériens ne veulent admettre de médiation, mais aucun des deux ne refuserait “toute influence heureuse”.
C’est ce dont je conviens, implicitement, avec le Quai d’Orsay et que je transmets à Tunis.
Mohamed Masmoudi, ancien ambassadeur à Paris, alors ministre de l’Information, rencontre de Gaulle pour la seconde fois le 21 février. _La première fois (8 février), le Général ne voulait pas se dévoiler, et avançant qu’il y avait plusieurs formules pour instaurer la paix en Algérie, disait préférer en discuter directement avec Bourguiba.
Au cours de la seconde rencontre, allant un peu plus loin, il nous informe de quelques gestes de détente à l’intention des Algériens : la France n’exécutera plus de condamnés à mort algériens, et se dit prête à assouplir les conditions de détention de Ben Bella et de ses compagnons.
Entre temps, les Français et les Algériens se rencontrent le 20 février, à Lucerne, en Suisse, au Schweitzer Hotel.
Pour représenter la France, de Gaulle choisit Georges Pompidou, fondé de pouvoir à la Banque Rothschild ; Ahmed Boumendjel est le porte-parole du GPRA. Le délégué français avançait : “La base de Mers El-Kebir sera pour la France ce que Gibraltar est pour l’Angleterre, et le Sahara est une mer intérieure avec beaucoup de riverains”.
La France se doutait bien qu’à plus ou moins long terme, elle perdrait l’Algérie ; mais elle cherchait une formule pour maintenir une présence politique et surtout économique au Sahara.
Le Premier ministre, Michel Debré, proclamait “le Sahara terre française et les Sahariens citoyens français”.
A Tunis, le GRPA riposta : “Le Sahara est algérien et ses habitants ne sont pas citoyens français”.
De Gaulle, qui savait bien l’impossibilité de s’en tenir à cette thèse maximale, corrigea bientôt la position française : “Les problèmes de souveraineté doivent être laissés à l’arrière plan. Les négociations franco-algériennes doivent porter sur le problème essentiel de l’exploitation des ressources du sous-sol... Les intérêts français et algériens sont complémentaires”.
Il fallut aussi compter avec le malentendu qui s’était installé entre la France et la Tunisie à propos de “son Sahara” avant de rebondir sur le problème de Bizerte.
Nous présumions que les Français voulaient savoir si Bourguiba irait jusqu’au bout dans ses revendications sahariennes.
Ils savaient que nous considérions notre frontière - telle que stipulée par la convention franco-turque du 19 mai 1910 - comme non tracée au sud-ouest à partir de la borne 233, à Garet el Hamel, jusqu’à Bir Romane.
Arrivé à la veille des grandes décisions, le général de Gaulle voulait donc écouter Bourguiba, maillon essentiel de la chaîne, avant de se déterminer.
Il voulait aussi, par notre intermédiaire, pousser les Algériens à dévoiler leur jeu dans une position de négociateurs potentiels et non plus en tant que chefs de guerre.
Le Général, à son habitude, élaborant seul sa politique, cherchait à obtenir le maximum de données du côté algérien, afin de dégager au mieux la France du bourbier de la guerre.
Ainsi, l’agitation politique qui suivit l’invitation à Bourguiba permit de révéler, les intentions des uns et des autres.
Les Algériens souhaitaient que le voyage soit remis à plus tard, espérant, en vérité, un sommet de Gaulle-Ferhat Abbas.
Contacts, explications, exégèses se multiplièrent jusqu’à la rêverie.
Pour ma part, je transmettais à Tunis la teneur de mes conversations et les confidences de mes interlocuteurs, notamment aux Affaires étrangères et dans les milieux politiques et médiatiques de Paris.
Je m’adressais aux journalistes parcimonieusement et j’essayais de tempérer Tunis : le problème algérien mûrissait, nous ne pouvions nous en mêler trop directement.
Mais si Bizerte restait essentiel pour nous, les perspectives de la paix dans la région, conformément aux intérêts des uns et des autres, demeuraient l’objectif de tous, nécessitant diplomatie et discrétion.
En effet, je pus mesurer la vivacité des réactions qui saluaient l’annonce de ce “sommet” franco-tunisien, contrairement à l’espoir et à l’optimisme des cercles officiels : un institut de sondages révéla que Bourguiba irritait une grande partie de l’opinion française en raison de ses revendications et de ses volte-face.
Une lettre confidentielle, d’inspiration communiste, assura qu’il venait à Paris pour opérer un partage du Sahara avec de Gaulle au détriment du FLN.
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:30

" L’AFFAIRE DE BIZERTE " (Suite II)

L’extrême-droite faisait distribuer des tracts accusant Bourguiba d’introduire les Etats-Unis en Algérie ; certains autres nous téléphonaient à l’ambassade pour nous annoncer des attentats contre notre Président.
Dans le même temps, le premier conseiller de l’ambassade d’URSS m’informait discrètement que son ambassadeur Vinogradov avait fait savoir à de Gaulle que l’URSS “approuvait” la rencontre.
Je connaissais le soutien de l’ambassade des Etats-Unis, qui nous confirme la position américaine, favorable à la solution du problème dans un contexte franco-africain et dans un cadre occidental :
-“L’Algérie, même neutraliste, n’aura pas un neutralisme anti-occidental”.
Le département d’État, d’ailleurs, adresse un message au gouvernement tunisien et au GPRA :
- “Soyez assurés qu’aucun effort diplomatique ne sera épargné, pour assurer que les entretiens, entre le général de Gaulle et le président Bourguiba, seront couronnés de succès”.
De son côté, Mongi Slim, notre ambassadeur à Washington, sollicitait du président Kennedy une “pression” sur la France et s’entendait confirmer que les Etats-Unis useraient de toute leur “influence”.
De bonne source, on me rapportait enfin que plusieurs pays “abjuraient la France de ne pas compromettre Bourguiba l’occidental”.
De leur côté, les présidents Houphouët et Senghor sont remarquablement pressants auprès du général de Gaulle.
Le 27 février 1961, Bourguiba, qui s’était reposé depuis le 10 à la clinique Bricher à Zurich, arrive à Paris où il est accueilli à l’aéroport par le Premier ministre Michel Debré.
Après l’hymne national, je présente à Bourguiba quelques émigrés à Paris.
A la sortie, après les applaudissements des Tunisiens, fuse cependant le cri d’un Français : “Eh ! l’amer Michel !”.
Le chef de l’Etat tunisien est logé au château de Rambouillet, dans la chambre de la tour François 1er, qui avait été occupée par Eisenhower et Khrouchtchev.
Bombant le torse, arborant son allure des grands jours, Bourguiba s’exclame devant nous : “Avec cet éléphant, il faut que nous nous obligions à rester calmes”.
Les “deux monstres politiques” allaient se rejoindre dans la confiance qu’ils avaient en leur étoile, dans leur conscience d’être prédestinés et dans leur conviction de faire l’Histoire.
Le Combattant suprême, pour sa part, avait l’impression que le destin avait frappé une nouvelle fois à sa porte : avec le général de Gaulle, il allait engager le destin de l’Afrique du Nord, de la France et de la Méditerranée.
Bourguiba admirait l’homme de la Libération et appréciait sa vision de l’avenir.
[Rappelons que, le 28 mars 1953, à Tunis, reçu par Lamine bey - hors la présence du résident général de Hautecloque - le général de Gaulle avait fait à sa sortie sa fameuse déclaration : “Il ne faut jamais désespérer de la France”. Le même de Gaulle affirmera plus tard dans Le Monde :
-“Il y a de l’autre côté de la Méditerranée des pays en voie de développement et il y a chez eux une civilisation, une culture, un humanisme, que nous avons tendance à perdre dans nos sociétés industrialisées. Il faut que nos cultures s’ouvrent très largement l’une à l’autre”.]
A Rambouillet, ayant intimement côtoyé Bourguiba pendant les quelques heures qui précédèrent la rencontre, je peux témoigner de l’euphorie qui colorait la profondeur de ses réflexions.
Il chantonnait en marchant, et se “pinçait” en permanence. Il voulait dompter ce “mastodonte”.
Le tête-à-tête entre de Gaulle et Bourguiba dura cinq heures, entrecoupées de courts moments de répit.
Le Président, comme toujours en de telles circonstances, changea plusieurs fois sa chemise trempée de sueur.
Ce n’était pas tant la fatigue que la pression intellectuelle qui, chez lui, se manifestait ainsi.
De Gaulle avait écouté longuement Bourguiba, sans beaucoup répondre, mais en brossant, un tableau grandiose de ses ambitions : “La grande force africaine liée à la France, allait élever sa voix dans le monde, dans le respect de l’indépendance de chacun (...) La France ne lésinera pas dans son aide à un Maghreb uni et associé à la métropole”.
Plus concrètement, Bourguiba nous révèle : “Le général de Gaulle soumettrait au verdict populaire des Algériens le choix entre l’association et l’indépendance.
C’est un homme soucieux d’aller jusqu’au bout de la décolonisation (...) Il a montré un état d’esprit qui inspire confiance, son nationalisme n’est ni territorial ni expansionniste.
Pour le chef de l’Etat français : l’ère de la colonisation comme expression de l’ambition nationale est une ère périmée (...) la seule ambition de la France réside dans la force de son rayonnement”.
Les deux présidents s’étaient longuement écoutés au sujet du Sahara en général et des revendications particulières tunisiennes, mais sans accord ou conclusion notable.
Quant à Bizerte, le général de Gaulle, en militaire éprouvé, liait la défense de la France, entre autres, à la position stratégique de Bizerte.
On le savait, les Français nous l’avaient assez répété : Bizerte, commandant la passe du détroit de Sicile sur la route Gibraltar-Suez, était considérée comme “le verrou central de la Méditerranée”.
Pour l’amiral Amman : “Bizerte constitue au sud du dispositif de l’Organisation de l’Atlantique nord (OTAN) une plate-forme aérienne et navale pour le support des secteurs opérationnels du centre Europe, de la Méditerranée et du Moyen Orient”. _ Bizerte, au même titre que Brest, Toulon et Mers El-Kébir en Algérie, représentait un maillon de la chaîne des bases nécessaires à la défense française et à son dispositif atomique. Pour la France, les bases au Maroc n’étaient pas aussi stratégiques.
De Gaulle rapportera ainsi sa conversation de Rambouillet en tête-à-tête avec Bourguiba : “Nous sommes, comme vous le savez, en train de nous doter d’un armement atomique. Les conditions de notre sécurité changeront alors du tout au tout”.
Dans son discours à l’Assemblée nationale (17 juillet 1961), à la veille de la bataille de Bizerte, Bourguiba déclarera pour sa part : “A Rambouillet, le chef de l’Etat français en est venu à considérer le colonialisme comme une calamité.
J’ai été amené à lui demander l’application de ce principe à Bizerte, il s’est montré réticent.
Dans un autre pays [lire : le Maroc] la France a réduit sa période d’occupation de trois années, de 1964 à 1961, afin de préserver le régime qu’elle voulait consolider.
Nous avons demandé la reconnaissance du principe de l’évacuation quitte à en différer les modalités. On nous a répondu que les circonstances ne le permettaient pas”.
Quant à l’affaire algérienne, le communiqué commun énonça : “Les deux chefs d’Etat ont évoqué la question algérienne à la lumière des récents développements et dans la perspective de l’avenir de l’Afrique du Nord. Ils ont été d’accord pour constater les possibilités et l’espoir qui existent désormais pour une solution positive”.
A Rambouillet, Bourguiba obtient que les cinq “chefs historiques” algériens, alors internés à l’île d’Aix, fussent transférés plus près de Paris et autorisés à communiquer avec le GPRA.
Il avait d’abord demandé, que la France les remît au roi Mohamed V, dont ils étaient les hôtes, avant le détournement de leur avion, en octobre 1956, mais de Gaulle n’avait pas voulu aller jusque là.
Au demeurant, le GPRA assurait que la libération de Ben Bella et de ses compagnons n’était pas un préalable : L’essentiel, à ses yeux, était d’obtenir un tête à tête avec la France pour négocier.
Bourguiba, triomphant, pensa avoir séduit de Gaulle et trouvé le partenaire pour réfléchir en commun aux grands problèmes du monde.
Jean Daniel commentera ainsi la rencontre de Rambouillet dans L’Express : “Tout s’est passé comme si de Gaulle et Bourguiba avaient profité des torpeurs du printemps pour régler un problème personnel en prenant leurs humeurs pour l’honneur des nations qu’ils représentent”.
On pourra épiloguer sur cette rencontre de Rambouillet, mais personne ne contestera qu’elle a été pleine d’enseignements pour les deux chefs d’Etat et qu’elle a contribué à déterminer davantage l’avenir des relations entre la France et l’Afrique du Nord. _ La rencontre de Rambouillet s’acheva par un grand dîner d’apparat offert au château par un de Gaulle un peu hautain, mais toujours courtois. Bourguiba, lui, euphorique, rappelait les souvenirs de sa période estudiantine et son admiration pour la Comédie-Française.
Il évoqua aussi avec beaucoup de sympathie la personne de Pierre Mendès France.
Le Général, en harmonie avec son hôte, assura : “Il n’a jamais dépendu que de Mendès lui-même qu’il soit à mes côtés”.
Puis on épilogua sur les guerres. Le chef de l’Etat français raconta que Staline, le recevant en 1945, après la victoire, s’était exclamé : “Vous savez, les guerres passent. Vaincus, vainqueurs, cela ne veut rien dire. Il n’y a que la mort qui soit victorieuse” : l’allusion à la guerre d’Algérie était claire.
Le lendemain, comme nous déjeunions entre Tunisiens à la résidence, la nouvelle de la mort subite de Mohamed V vint nous surprendre.
Bourguiba quitta soudainement la table, s’enferma dans sa chambre pendant quelque temps et ressortit pour annoncer qu’il allait aussitôt assister aux funérailles le ler mars 1961 : un coup de maître pour renouer avec le Maroc, qui nous reprochait notre disposition à reconnaître la Mauritanie et avait rappelé son ambassadeur depuis novembre 1960.
A Rabat, Bourguiba allait se distinguer, lors de la marche funèbre, en mettant sur son épaule, un des quatre bras du porte-cercueil du défunt.
Cela émut tout le Maroc, et le roi Hassan II ne cessera de l’évoquer affectueusement chaque fois qu’il parlera de Bourguiba.
Le 8 mars 1961, soit dix jours à peine, après l’entrevue de Gaulle-Bourguiba à Rambouillet, Bruno de Leusse, directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires algériennes, rencontre Ahmed Boumenjel, responsable de l’Information au GPRA, au domicile du médiateur suisse Olivier Long et lui lit la décision du chef de l’Etat français :
-“Le général de Gaulle estime que l’essentiel est que s’ouvre une conversation officielle. Le gouvernement français propose que cette conversation ait lieu, étant entendu que, pour qu’elle s’engage, aucun préalable ne soit soulevé ni d’une part, ni de l’autre”.
A la mi-mars, je demandais l’agrément pour Mohamed Masmoudi en tant qu’ambassadeur en France.
Je le fis verbalement, selon l’usage, la réponse positive nous permettrait de le confirmer formellement par écrit.
Tout le mois de mars se passa pourtant sans réponse ; A mes démarches, le directeur des Affaires marocaines et tunisiennes au Quai d’Orsay, visiblement contrarié, me prêchait la patience.
Je revis finalement Gillet, le directeur de cabinet du ministre Couve de Murville.
En confidence, il me sortit du coffre-fort une note récente sur l’ancienne affaire du mur de la Marsa, annotée de la main du général de Gaulle : la suggestion pour des excuses écrites du gouvernement tunisien était commentée d’une phrase : “C’est le minimum”.
Je fus abasourdi devant ce préalable qui nous ramenait quelques mois en arrière, bien loin de l’esprit de Rambouillet.
Et j’observais alors que les opinions publiques française et tunisienne ne comprendraient pas cet accroc après la rencontre de Rambouillet.
Gillet leva les bras au ciel en s’exclamant : “C’est de Gaulle !”.
[Rappelons en deux mots l’origine de cette mauvaise querelle : début 1960, le maire de La Marsa et ministre de l’Intérieur, Taieb Mhiri, souhaitait désengorger sa ville en détournant le trafic automobile vers la plage de Gammarth par une route qui empiéterait de quelques dizaines de mètres sur le jardin de la résidence de l’ambassadeur de France. Avisée diplomatiquement, l’ambassade nous répond par un refus en invoquant les clauses de Vienne sur l’inviolabilité des missions consulaires. Le maire persiste, évoque le plan d’aménagement de sa ville, tout en rappelant que la chancellerie et la résidence ne sont pas juridiquement propriétés françaises, bien qu’octroyées aimablement et officiellement à la France, dès l’autonomie interne en 1955.
La réponse de Paris tarde, et La Marsa prend fait et cause pour son maire qui décide, un beau matin, de faire entrer en action les bulldozers pour démolir la muraille et récupérer les quelques dizaines de mètres nécessaires à la route, tout en prenant le soin de reconstruire un nouveau mur pour clôturer le jardin.
Du coup, l’ambassadeur Jean-Marc Boegner, récemment arrivé à Tunis, est rappelé à Paris.
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:30

" L’AFFAIRE DE BIZERTE " (Suite III)

Nous allons évoquer la bataille pour Bizerte.
Une vraie guerre, avec des morts et des blessés.
Deux hommes s’affrontaient, par armées interposées.
Deux fortes personnalités, deux caractères tenaces, deux patriotes.
De Gaulle, président d’une grande nation, auréolé, par son passé militaire ; Bourguiba, plus rusé, profitant de l’état d’esprit qui prévalait, pendant la « guerre froide » ; des grandes puissances, qui cherchaient à s’attirer les sympathies des pays en voie de développement.
Dans cette guerre particulière, psychologique, où tous les coups étaient permis ; au cours de cet affrontement, aidé par les médias et ses fidèles messagers, Bourguiba a profité de la situation difficile, dans laquelle se trouvait la France, pour sortir de son bourbier en Algérie.
En relisant, a posteriori, ce que Tahar Belkhodja nous relate, on se rend bien compte que l’on est passé tout près d’une confrontation beaucoup plus grave.
Les deux acteurs ont su, tout en faisant monter la pression, faire preuve de raison.

Poursuivez, Monsieur !

Raoul Duval, le chargé d’affaires et moi-même, alors directeur de cabinet avions déployé de grands efforts, pour minimiser le différend et éviter toute complication.]
Cette affaire qui ressurgissait malencontreusement gênait tout le monde et il fallait dissiper rapidement le malentendu.
Je suis reçu, à titre personnel, à l’Elysée, par René Brouillet, le directeur de cabinet du Général, qui s’attachait sincèrement à atténuer le différend.
L’après-midi même, il m’introduit chez le secrétaire général de l’Elysée, Geoffroy de Courcel qui, bien au fait de la question et surtout de la position du Général, me propose “son aide personnelle au cours de la négociation d’une note diplomatique”.
Je me rends aussitôt à Tunis où, stupéfait de cet état d’esprit, on va jusqu’à mettre en cause la sincérité du Général à Rambouillet.
Bourguiba, à qui je présente le problème avec le maximum de prudence diplomatique, réagit vivement : “De Gaulle ne voudrait-il pas tempérer l’effet de Rambouillet par cette vieille affaire pour régler ses problèmes intérieurs ?”.
Je négocie difficilement à Paris la “note diplomatique” qui stipule notamment que la Tunisie n’a jamais pensé porter atteinte à l’inviolabilité de la mission française : Ce qui clôt définitivement l’incident.
Survient alors, en avril 1961, le putsch des généraux d’Alger, ce “quarteron de soldats perdus” que stigmatise aussitôt le Général.
Le 21, de Gaulle convie le président Senghor à la Comédie-française, où se joue Britannicus.
Dans les mezzanines, nous observons les deux chefs d’Etat installés dans la grande loge, juste au-dessous de nous.
Soudain, en pleine représentation, un collaborateur arrive, se penche vers le Général et lui murmure à l’oreille. De Gaulle secoue nerveusement la tête et grommelle quelques mots.
A la sortie, nous découvrons la capitale déjà quadrillée par les chars de l’armée.
Le lendemain le Premier ministre Debré, sur un ton de panique, lance son fameux appel, demandant aux Parisiens de “partir à pied ou en voiture, vers l’aéroport pour convaincre les soldats de leur lourde erreur”.
Bourguiba soutient la détermination du chef de l’Etat français et déclare : “Je suis persuadé que le général de Gaulle fera respecter l’autorité de l’Etat contre l’entreprise de ses ennemis, lesquels se trouvent être aussi les ennemis du Maghreb tout entier”.
Dans un souci d’apaisement, il décide, en outre, d’annuler la “Semaine de Bizerte” qui prévoyait des manifestations populaires dans tout le pays contre la dernière séquelle de l’ère coloniale.
En mai 1961, les cinq “chefs historiques” du FLN sont transférés de l’île d’Aix, au château de la Tessadière à Turquant, selon la promesse faite à Bourguiba, à Rambouillet.
Seuls, Abdellatif Filali chargé d’affaires du Maroc, et moi-même étions autorisés à leur rendre visite, ainsi que leurs avocats, notamment Michèle Beauvillard, intime de Ben Bella et défenseur de la cause algérienne.
Je devais retourner encore plusieurs fois à Turquant : nous y avons fêté ensemble l’Aïd (fin du ramadan), le 24 mai, selon la tradition, autour d’un méchoui de mouton que j’avais rapporté de Paris.
Mais nos relations vont assez rapidement s’envenimer à la suite du malentendu persistant entre nos deux pays sur l’affaire du Sahara.
A Tunis, Bourguiba reçoit Modibo Keita, le président du Mali, et le communiqué commun, diffusé le 12 juin, déclara “le Sahara partie intégrante du territoire africain”.
Aussitôt, le 15, je suis appelé d’urgence à Turquant.
Une solennité inattendue succède alors au caractère débonnaire de nos rencontres habituelles.
Devant le carré de ses compagnons, sans le moindre sourire, Ben Bella fait pendant plus d’une heure le procès de la Tunisie :
-“Nous demandons à Bourguiba de préciser sa position historique vis-à-vis de la cause algérienne. On parle indûment de l’Algérie et du Sahara algérien. Hier, c’était Rambouillet, aujourd’hui, c’est Modibo Keita”.
Mohamed Khider le relaie en portant ses mains à son cou :
-Vous voulez nous étrangler, nous ne vous laisserons pas faire. Le moment est crucial : la Tunisie bloque le transit des armes, pour étouffer le combat algérien. Nous avons nos problèmes, vous n’avez pas à vous immiscer, nous avons appris que vous créez des difficultés à certains éléments de l’ALN”.
Il faisait ainsi allusion aux problèmes entre le GPRA et l’Etat-major qui se réclamait de Ben Bella.
Les trois autres dirigeants : Hocine Aît Ahmed, Rabah Bitat, Mohamed Boudiaf, blêmes, ne soufflent mot.
Je ne réagis pas tout de suite, demande un verre d’eau, puis sors de la chambre et fais le tour du jardin pendant quelques minutes.
Bitat me rejoint, nous évoquons les problèmes infinis d’une longue guerre... Puis nous revenons au salon.
Mes interlocuteurs semblent plus prévenants.
Seul, Ben Bella est debout. Bombant le torse, il me remet une enveloppe :
-M. le chargé d’affaires, voudriez-vous remettre ce message au chef de l’Etat tunisien.
Je le fixe, interloqué, prends l’enveloppe, l’ouvre à l’étonnement général, puis la lis et relis pendant quelques minutes : Ben Bella y reprenait ses accusations débitées verbalement au début de la rencontre. Ma tension est extrême, mes interlocuteurs restent de marbre.
-Vous êtes mal informés : dis-je, et je jette l’enveloppe sur la table.
L’intervention de Rabah Bitat évite l’incident :
-Nous allons parler de tout cela après le déjeuner.
Nous ressortons, en ordre dispersé, dans le jardin ; là, je prends Ben Bella par l’épaule et nous voilà faisant les cent pas pendant plus d’une heure.
D’emblée, je lui dis que je ne prendrai cette lettre qu’après explication et modification en conséquence. Puis j’attaque fermement, mais sur un ton courtois, le contenu de leur missive :
-Bourguiba a définitivement clos le chapitre saharien avec la France. L’Algérie négociera son indépendance totale et sur tout son territoire. [Je rappelle néanmoins l’accord entre le gouvernement tunisien et le GPRA pour l’étude du tracé définitif de nos frontières Sud après l’accession de l’Algérie à sa pleine souveraineté.]
Nous estimons avoir contribué à déterminer le général de Gaulle à accepter l’existence d’un Etat algérien.
L’Algérie et la Tunisie doivent aider le chef d’Etat français à surmonter ses problèmes intérieurs.
Pour rester solidaire des Algériens, la Tunisie a couru tous les risques, elle a subi le bombardement de Sakiet.
Elle continuera à régler toute sa politique en fonction du problème algérien.
Le stationnement de l’ALN sur notre sol, ses facilités pour attaquer à partir de nos frontières, le transit par notre pays de votre armement font partie de notre vie quotidienne.
Vous nous reprochez de vouloir interdire l’acheminement des armes et des conseillers venant des pays de l’Est. Je donnerai comme seul exemple le débarquement à l’extrémité des côtes du Cap Bon des lots d’armes offerts à l’Algérie, par la Chine après la conférence de Bandoung.
Par ailleurs, nous avons expliqué au GPRA notre position vis-à-vis de l’ALN. Vos problèmes internes vous concernent”. Ben Bella semble se calmer :
-Je ne veux pas douter de la solidarité tunisienne.
Atténuant ses critiques il laisse entrevoir enfin sa vraie pensée : les hommes de Turquant auraient voulu être libérés après Rambouillet, car ils se considèrent comme les seuls chefs historiques et légitimes de la révolution algérienne.
Seul un sommet Ben Bella - de Gaulle, me laisse -t-on entendre, pourrait donc régler le conflit.
J’ai alors tout compris. Je leur demande pourtant de revoir leur message.
Nous déjeunons dans une ambiance plus décontractée.
Le soir, on me remet la lettre remaniée.
Je la lis, elle est moins violente mais aussi déterminée.
Je dis ma déception et m’envole le lendemain pour Tunis.
Bourguiba écoute mon compte rendu, puis parcourt rapidement la missive sans la lire vraiment et s’exclame :
-“Ce n’est pas encore terminé avec ces Algériens !”
Nous échangeons longuement des propos sur le bon droit de la Tunisie, sur le flou de la politique française et sur la situation conflictuelle entre le GPRA, l’Etat-major de l’ALN et les détenus de Turquant...
Pour éclaircir ce problème, plusieurs réunions seront nécessaires entre Tunisiens d’abord : Taïeb M’hiri, le ministre de l’Intérieur, Ahmed Tlili, le responsable au parti des questions algériennes et moi-même.
Avec le GPRA, ensuite, nous convenons de faciliter davantage la logistique des armes et des combattants et d’encourager plus de contacts entre le GPRA et les exilés de Turquant.
Les Algériens nous informent, en outre, qu’ils sont en train d’élaborer un mémorandum fixant leur position sur le Sahara.
Dès mon retour à Paris, je revois, le 20 juin, Ben Bella et ses compagnons et leur relate nos réunions de Tunis.
On m’écoute dans un silence parfait, aucun commentaire important ne s’en suit : les problèmes sont moins aigus, les émissaires du GPRA s’étaient déjà entretenus avec eux.
Nous évoquons, toutefois, les péripéties des négociations franco-algériennes...
Voilà que survient un autre incident, que je suis appelé à gérer délicatement avec le Quai d’Orsay.
Le 21 juin, un avion français de type F 84 est abattu par l’ALN au-dessus du territoire tunisien, près de Mellègue.
Le lieutenant Gaillard saute en parachute, il est intercepté par les troupes de Boumediene, stationnées à la frontière.
A Paris, on garde le secret sur l’affaire et on veut faire confiance à Bourguiba.
Je suis reçu quotidiennement par de Guéringaud aux Affaires étrangères, et nous échangeons les instructions de nos gouvernements respectifs.
Le 30, les Algériens nous confient le pilote que nous remettons aussitôt aux responsables français.
Fin juin 1961, Farhat Abbas adresse un long mémorandum aux Etats africains, qui proclame notamment à propos du Sahara :
-“L’objectif fondamental de la lutte du peuple algérien est de substituer la souveraineté algérienne au pouvoir français sur l’ensemble du territoire (...) Le GPRA (...) accueillera toute formule susceptible de réaliser, par l’exploitation des richesses sahariennes mises en commun, le développement des pays limitrophes”.
Le lendemain, à l’issue d’une longue réunion entre les délégations tunisienne et algérienne, une note confirmant nos réserves sur le tracé actuel est remise au GPRA qui en donne acte par lettre :
-“Les négociations reprendront avec la Tunisie après l’indépendance de l’Algérie et à l’occasion d’un Maghreb uni”. Dans le même temps, la crise de Bizerte rebondit.
Le 4 mai 1961, l’amirauté française à Bizerte remet une note à notre gouvernement l’informant des travaux d’agrandissement de la piste d’atterrissage de Sidi Ahmed, qui avaient, d’ailleurs, déjà commencé le 15 avril, sans avis ou accord préalable.
Bourguiba, saisissant l’enjeu, se rend à Washington le 11 mai pour rencontrer le président Kennedy et jauger son soutien.
Là, notre Président se rend compte combien l’Occident et notamment les Etats-Unis, sont empêtrés, à ce moment, dans le conflit Est-Ouest sur Berlin.
Il se voit néanmoins confirmer les égards dont il jouit en Amérique du Nord, où l’on considère "la Tunisie comme l’un des cinq Etats pilotes, la vitrine de l’aide américaine aux jeunes Etats qui résistent à la tentation du communisme".
Par ailleurs, peu après, lors de la visite officielle de John Kennedy à Paris, en juin 1961, - que de Gaulle avait voulue grandiose - défilant avec les diplomates au dîner d’apparat à la Galerie des glaces du château de Versailles, le président des U.S.A. me retiendra quelques secondes pour me dire "toute son estime pour le président Bourguiba".
Le Combattant suprême n’acceptait aucunement que les bases américaines et françaises au Maroc soient évacuées avant Bizerte.
Il saisissait le rôle héroïque que lui offrait cette affaire et, prétextant le fait accompli de l’extension de la piste d’envol, il décide alors de jouer son va-tout. Pour Bourguiba, il y avait là un typique « casus belli » : formule qui lui était chère, et qu’il utilisait volontiers pour fonder son raisonnement juridique et politique dans certaines situations critiques.
[Il reprochera à Nasser d’avoir fourni à Israël, en 1967, le casus belli idéal en s’emparant, à la frontière, de Charm El Cheikh : occupation qui avait provoqué la "Guerre des six jours."]
A Bizerte, s’amorça l’épreuve de force.
Le 13 juin, la garde nationale met en demeure les ouvriers tunisiens de cesser de participer aux travaux de Sidi Ahmed.
Le 15, elle somme les militaires français qui les ont remplacés de s’éloigner du chantier.
Nous avisons l’amirauté que ses soldats doivent se munir d’un laissez-passer signé par le gouverneur pour quitter la région.
Le 24, l’amiral lui-même est refoulé.
Le 28, Bahi Ladgham, secrétaire d’Etat à la Défense, reçoit le chargé d’affaires de France, soulève l’ensemble des problèmes de la base et exige l’arrêt des travaux.
De mon côté, j’effectue, à Paris, la même démarche auprès du Quai d’Orsay.
Les travaux sont alors suspendus.
Nous entreprenons alors la construction d’un mur à la limite des barbelés, entourant la base de Sidi Ahmed.
Convoqué aux Affaires étrangères, je réponds que ce "mur" se construit à l’extérieur de la base.
On attire mon attention sur les dangers de cette escalade, sans toutefois laisser prévoir une dérive vers l’irréparable.
Nous en sommes encore aux escarmouches.
Le 3 juillet, Bahi Ladgham, à Bizerte, va inspecter ce fameux mur.
Les manifestants scandent pour la première fois :
-"Evacuation ! Des armes !".
Le 4, Ladgham reçoit le chargé d’affaires français et déclare :
-"Si la France refuse plus longtemps d’ouvrir un dialogue sur le fond du problème de Bizerte, elle ira à une crise d’une extrême gravité".
De nouveau, je répète cet avertissement au Quai d’Orsay qui prend note.
Cette fois, je perçois l’énervement du côté français : on ne prêche plus le calme, on nous met devant nos "responsabilités".
Le 5 juillet, je demande audience pour Abdallah Farhat, chef du cabinet présidentiel et envoyé spécial de Bourguiba auprès du général de Gaulle.
Le 7, une heure avant le rendez-vous, le protocole de l’Elysée m’avise, à ma grande surprise que - contrairement à l’usage - je peux accompagner notre émissaire. Initiative insolite, car de Gaulle a pour habitude de recevoir en tête-à-tête les envoyés spéciaux.
Le Général nous reçoit debout ; après un simple bonjour, il saisit la lettre que lui tend Farhat, lit rapidement le message, toujours debout, sans nous inviter à nous asseoir, puis clôt l’entrevue d’un simple :
-"Merci, messieurs, je répondrai à votre Président".
L’audience n’a duré que quelques minutes.
La lettre de Bourguiba à de Gaulle, rédigée par Béchir Ben Yahmed, déclarait notamment :
"J’ai consacré trente années de ma vie à lutter pour une libre coopération entre la Tunisie et la France (...) A Rambouillet, j’ai exprimé devant vous la conviction que cette dernière séquelle de l’ère coloniale, levée par voie amiable, les relations entre nos deux pays se renforceraient immédiatement, puisque la base de Bizerte, elle-même, et l’arsenal voisin pourraient être reconvertis, en coopération avec la France en un chantier naval. Nous savons, vous et moi, que les bases militaires dans les pays étrangers prolongent une ère dépassée et que, partout, les grandes puissances et la France elle-même y renoncent. Nous savons que l’entreprise de décolonisation entamée doit être achevée ; qu’elle n’est pas pour affaiblir nos liens mais pour les renforcer ! "
Retournant à l’ambassade, nous restons silencieux, comme abasourdis. Farhat rentre le soir même à Tunis où, depuis la veille, des milliers de manifestants parcouraient la ville de Bizerte en réclamant l’évacuation.
Le malentendu entre nos deux pays s’en trouve aggravé.
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:31

L’AFFAIRE DE BIZERTE " (Suite IV)

En accentuant les manifestations populaires, la Tunisie voulait seulement peser un peu plus sur la décision de la France, mais pour le Général de Gaulle, toujours soucieux de prestige, même quand il se résolvait à céder, il y avait là une pression et des menaces inacceptables.
C’est le 13 juillet seulement qu’en guise de réponse, le Chargé d’affaires français transmet à Bahi Ladgham une simple communication verbale avertissant que "la France ne négociera pas sous la menace.
Répondre à une lettre confiée à un envoyé spécial par une simple "note verbale", remise par un Chargé d’affaires, est un procédé diplomatique volontairement cavalier.
Il revêtait, en l’occurrence, un caractère humiliant que Bourguiba ne pouvait accepter.
A l’aube de la bataille, il confiera à Jean Daniel :
-"Je ne sais pas encore si de Gaulle va finir par comprendre le sérieux de nos revendications et leur importance, non seulement pour le peuple tunisien et pour moi, mais pour la France et toute l’Afrique du Nord. A Rambouillet, il paraissait avoir compris, mais il ne s’engageait pas. "
Entre temps, du 7 au 13 juillet, les manifestations dans tout le pays et surtout dans le gouvernorat de Bizerte étaient devenues quotidiennes et presque permanentes.
Des milliers de jeunes, près de 6 000, enrôlés par la Jeunesse destourienne du parti, venus de tous les coins du pays se portaient volontaires pour Bizerte.
Des kilomètres de tranchées, étaient creusées autour de la base aérienne de Sidi Ahmed et sept barrages étaient installés dans la région : A Menzel Jemil comme autour de la base de Bizerte, où 7 700 Français étaient affectés.
Cependant, Bourguiba, dans un grand discours, sur la place du gouvernement à la Kasbah exhortait les citoyens à respecter les civils européens :
-"Nous menons notre combat sans haine ni rancune (...) N’oubliez pas qu’après cette crise (...) nous allons coopérer avec la France et mettre la main dans la main pour vaincre le sous-développement".
L’armée tunisienne, quant à elle, poursuivait "le marquage" des positions de l’armée française.
Le 13 juillet à minuit, elle était mise en alerte renforcée.
L’attaché militaire de l’ambassade de France estimait dans son rapport à Paris :
-"que les préparatifs tunisiens pour la bataille de Bizerte sont vraisemblablement terminés ! "
Mais, si les Tunisiens, préparaient pacifiquement la "bataille", par les déclarations de leurs responsables et l’expression de la volonté populaire, tout en organisant leur défense pour toute éventualité, la France, elle, préparait tout simplement la "guerre".
C’est ce que je m’évertuais à expliquer aux responsables du Quai d’Orsay, à mes connaissances à l’Elysée et dans les différents ministères, auprès de mes collègues ambassadeurs, du lobby pro-tunisien et des médias.
Certains croyaient encore en la sagesse du général de Gaulle.
D’autres craignaient que des militaires ne le mettent devant le fait accompli, comme pour Félix Gaillard à Sakiet.
D’autres encore prêchaient le calme ou renvoyaient dos à dos les deux parties en dénonçant les humeurs de chacun des deux chefs d’Etat.
Tous, appréhendant une escalade dramatique, convenaient que la situation devenait critique.
J’en faisais le rapport plusieurs fois par jour.
On m’encourageait de Tunis, mais j’étais à bout d’arguments : l’échauffement des esprits à Bizerte allait croissant et on ne manquait pas, à Paris, de me le faire remarquer durement.
Je ne pouvais alors que rétorquer que la partie française n’était pas pour rien dans cette dégradation du climat.
Le communiqué du conseil des ministres français du 13 juillet n’allait pas calmer la situation :
-"Les conversations ne peuvent se dérouler dans une atmosphère de trouble et de manifestations".
Le même jour, parallèlement, des sources diplomatiques, à Washington, révèlent que les Etats-Unis pourraient répondre à une démarche marocaine et procéder à l’évacuation des bases américaines dans un délai plus rapproché : ce qui compliquait encore davantage la situation.
Le rapport secret et inédit que le vice amiral d’escadre Amman, commandant supérieur de la base stratégique de Bizerte, adresse en conclusion au ministère des Armées le 20 novembre 1961, est particulièrement édifiant.
Il relate avec une exactitude militaire, dans le temps et dans les faits, ce qui s’apparentait, du côté français à une véritable guerre. J’en transcris, l’essentiel :
-"Le 12 juillet, sur ordre du Premier ministre, l’amiral remet une lettre au gouverneur de Bizerte l’avertissant qu’il ne saurait rester passif dans le cas où une action de force serait tentée contre la base. Puis, à 20 heures, il décide de remettre sur pied toutes les unités prévues à l’alerte. Le 15, le capitaine de vaisseau Landrin, de l’Etat-major particulier du Premier ministre, atterrit à la base de Sidi Ahmed où il constate la parfaite identité de vues de toutes les autorités diplomatiques et militaires sur place. A 20 heures, l’amiral est informé qu’en cas de crise ouverte, les forces terrestres d’Algérie susceptibles d’être mises à sa disposition sont : le 2ème régiment RPI Ma et la section du génie 1er échelon en alerte à Blida ; le 3ème RPI en alerte à 24 heures à Zeralda ; le 3ème REI et 2 escadrons du 8ème Hussard en alerte à Bône et à Medea à transporter par mer".
Le 15 juillet, les journaux tunisiens publiaient le texte intégral du message de Bourguiba que nous avions remis le 7 au général de Gaulle.
Le 16, l’amiral O’Neill, chef d’Etat-major de la Défense nationale et le colonel Lalande, appelés à exercer le commandement des forces terrestres de renfort, arrivent à Bizerte ; ils rencontrent l’amiral et les représentants de l’ambassade.
Pour ma part, au même moment, je répercute à Tunis ce que j’apprends "particulièrement" à Paris : le général de Gaulle, en visite à Bonn, a dessaisi les autorités civiles et a téléphoné personnellement au ministre de la Défense, Pierre Messmer, pour le charger de "régler militairement le problème de Bizerte".
Tout ira dès lors très vite. "Il fallait donner une grave leçon à Bourguiba", me rapporte un de nos amis français.
Le 17 juillet, Bourguiba s’adresse solennellement à l’Assemblée nationale :
-"J’avais déjà dit, dans mon discours du 5 février 1959, que nos frontières territoriales et notre existence géographique nous ont été spoliées au nord et au sud et doivent nous être rétrocédées (...)
Nous croyons, de notre devoir, de revendiquer notre espace saharien aujourd’hui plutôt que d’ouvrir, demain, un conflit avec nos frères algériens (...)
Vous avez lu la lettre que j’ai envoyée au général de Gaulle qui contenait tout ce que je ressentais. J’ai demandé qu’on décide ensemble des délais de l’évacuation de Bizerte, en assurant la France de toute notre coopération (...)
Mais les milieux officiels français semblent gênés par les manifestations qu’ils pensent artificielles, alors que le peuple s’est levé tout entier et ne pouvait plus attendre indéfiniment".
A Paris, je saute immédiatement sur l’occasion pour souligner tout le côté positif de ce discours et les perspectives qu’il ouvre pour l’avenir.
Le ministre des Affaires étrangères, Couve de Murville, si attentif aux bonnes relations entre nos deux pays, m’écoute cette fois-ci "officiellement", sans véritable commentaire.
René Brouillet, me recevant à l’Elysée "à titre personnel", se montre plus attentif, quoique visiblement sceptique quant au résultat de mes démarches.
De toute évidence, les dés étaient jetés, on ne pouvait plus endiguer le courant.
Le 18, l’amiral Amman rapporte encore :
-"l’armée française d’Algérie tient à disposition le croiseur de Grasse et les escorteurs Chevalier Paul et la Bourdonnais, ainsi que le porte-avions Arromanches.
Le 2ème RPI et le 3ème RPI susceptibles d’être aérotransportés ou parachutés sont en alerte à 6 heures à Blida et à 12 heures à Sidi Ferruch ; le 3ème REI et les deux escadrons du 8ème hussards arriveront de Bône par voie maritime".
De notre côté, le 19, l’armée va à Garet El Hamel planter le drapeau tunisien, sur la Borne 233, au sud tunisien.
Nous organisons alors notre défense à Bizerte : on met en place les postes de contrôle destinés à interdire toute circulation entre les enceintes militaires. On élève des barrages à Menzel Abderrahman, à Zarzouna, à la porte de Mateur, à hauteur du Cap Bizerte et autour de Sidi Abdallah. L’armée tunisienne saisit des véhicules militaires : 30 militaires et 22 civils français sont faits prisonniers et internés au Camp de Sousse.
L’opération française, "Bouledogue", est aussitôt déclenchée par l’amiral qui "met en vol au dessus de Sidi Ahmed un hélicoptère de reconnaissance et la patrouille d’avions Corsaire ; Deux Mistrals sont au sol en alerte renforcée, de même que la batterie 105 de Karouba". Le même jour, le chargé d’affaires de France nous remet une note verbale consistant en un "avertissement quant à la violation des installations de Bizerte" et ajoute que "les unités qui s’introduisent au sud [borne 233] sont considérées comme ayant pénétré en territoire non tunisien".
Le ministre français, Louis Terrenoire, déclare à l’issue du conseil des ministres :
-"Je confirme que des éléments parachutistes sont envoyés sur Bizerte".
A 14 heures, ce 19 juillet, le gouvernement tunisien fait diffuser par la radio le communiqué suivant :
-"Le survol de la région de Bizerte et du sud tunisien, à partir de Gabès, est interdit à tout aéronef. Il est précisé que cette mesure vise les avions militaires français qui, de l’aveu du ministre français de l’Information, ont opéré et opéreront encore des transports de parachutistes à la base de Bizerte. Les forces tunisiennes ont reçu l’ordre d’ouvrir le feu sur tout avion militaire français qui viole l’espace aérien tunisien".
Notre armée - efficacement commandée, entre autres, par les valeureux lieutenants Nouredine Boujellabia et Abdelhamid Ben Cheikh ; et renforcée par cinq jeunes Saint-cyriens, rentrés depuis 10 jours de leur stage en France -, organise son ordre opérationnel en installant une ceinture de résistance en arc de cercle de la plage Sidi Salem au Canal.
Elle met aussi en batterie, ses canons, devant la piste de Sidi Ahmed et ses mortiers, sur les collines de la base tout en occupant les abords du goulet de Bizerte.
Une unité de la garde nationale occupe un poste militaire français à La Pêcherie.
Au sud, plusieurs centaines de volontaires arrivent au kilomètre 220, à Nadhour, dépassant de 13 km la borne 233. L’amiral rapporte les opérations qui s’ensuivent :
-"A 16 heures, une première vague de 14 Nord 2501 décolle de Blida en Algérie avec 414 hommes, dont le parachutage sera couvert à 16 h 35 par 4 Corsaires épaulés par 2 Mistrals.
A 16 h 40, une deuxième vague de 10 Nord 2501 décolle d’Oran avec 3 compagnies du 3ème RPI. Entre 18 h 10 et 18 h 35, le parachutage s’accomplit, les tirs tunisiens se déclenchent, et un avion est touché à Karouba.
A 19 heures, les N 2501 venus d’Oran se posent à Sidi Ahmed et à 20 heures, les avions de transport N 2501 retournent à leur base en Algérie, après avoir débarqué leurs hommes et leur matériel.
L’opération Bouledogue est terminée.
Lui succède l’opération "Charrue Longue" : les forces françaises sortent de leur enceinte et attaquent les batteries de l’armée tunisienne.
La couverture de la base est assurée par des Skyraides, des B 26 arrivés de Bône, et des Corsaires venus de Telergma.
Sont maintenus en vol, un C 47 et un Juke 52 ainsi qu’un Aquilon armé de roquettes.
D’où l’ordre d’opération dès 21 h 25 : le 2ème RPI doit s’emparer à l’aube des Jebels Ben Haloufa et Zargoum ; les groupements blindés du Nadhour et de Menzel Jemil doivent flanquer les opérations ci-dessus indiquées par des mouvements autour de leurs enceintes (...)".
L’exécution du plan "Ficelle" pour le dégagement du goulet de Bizerte succéde au plan "Charrue longue" dès l’arrivée des renforts prévus.
Les Tunisiens avaient tendu des câbles en acier à travers le goulet pour interdire tout mouvement de navires.
A minuit, un affrontement aux postes de l’arsenal à Menzel Bourguiba se solde par une cinquantaine de morts et de blessés, selon la presse tunisienne.
Selon l’amiral Amman :
-"Le 20 juillet, les combats se sont engagés au matin, dès les premières heures, à l’arsenal de Sidi Abdallah et sur la base de Sidi Ahmed. Le bâtiment L’Effronté amarré à Sghira, en Algérie, arrive à Bizerte à 2 h 15.
Les Corsaires se mettent en action et lancent leurs roquettes. La compagnie bleue du 2ème RPI arrive d’Alger et débarque à Bizerte. Deux Aquilons mitraillent les Tunisiens à la porte de Tunis. Morts, blessés et prisonniers se multiplient des deux côtés.
Un Nord 2501, immobilisé, est incendié et 5 avions de liaison sont endommagés.
A 4 h 45, les patrouilles des Corsaire et des Mistral attaquent à la bombe de 500 livres pour dégager la compagnie bleue qui est stoppée...".
A 7 heures, le 20 juillet 1961, Bourguiba saisit le Conseil de sécurité de l’ONU.
A 10 heures, il annonce la rupture des relations diplomatiques avec la France.
A 11 heures, je suis reçu par de Gueringaud et l’en avise.
Nous sommes tous les deux consternés ; car la situation est pathétique : nous nous voyons presque tous les jours depuis des mois, nous avions œuvré pour colmater les brèches, notre sympathie personnelle réciproque dépassait les relations protocolaires.
-"Mes premiers collaborateurs, qui ont beaucoup d’estime pour vous, voudraient vous saluer", me dit-il.
Introduits, leurs poignées de main chaleureuses tempèrent pendant quelques minutes le moment le plus dur des relations diplomatiques : l’annonce de la rupture.
A titre personnel aussi, Georges Gorse, secrétaire général du Quai d’Orsay - ancien ambassadeur et ami de la Tunisie - demande à me saluer.
Nous y allons, Gueringaud et moi-même.
Même chaleur : nous nous détachons un moment de nos fonctions professionnelles pour traduire de simples réactions humaines ; le malheur est là, nous savons que cela va s’aggraver et que nous sommes impuissants à y remédier.
Dans la voiture, le chauffeur, blême, essaie de me réconforter tandis que je reviens à l’ambassade.
Je me fraie difficilement un chemin parmi les journalistes qui bloquent presque la porte d’entrée. _ Pas un mot.
En deux heures, je ramasse quelques documents secrets, j’élague avec mes collaborateurs ceux qui devraient être détruits et programme la fermeture de la chancellerie.
Ma famille était déjà en vacances depuis fin juin : ce qui résolvait les problèmes domestiques.
A 13 heures, je suis à l’aéroport d’Orly.
Bousculade de journalistes, de Tunisiens résidant à Paris et de quelques amis français.
J’annonce la rupture de nos relations et la fermeture de notre chancellerie, cette fois-ci sans pathétisme, mais fermement et sans commentaire.
Un de mes collaborateurs me chuchote à l’oreille : "M. Barbu, le premier collaborateur de M. de Guéringaud, est posté un peu plus loin et voudrait vous serrer la main".
C’était son adieu personnel.
A Tunis, de l’aéroport, je me rends à Carthage où je retrouve le Président arpentant la grande place du palais présidentiel, accomplissant sa marche quotidienne ferme mais saccadée.
C’est son moment idéal pour la réflexion intense, en solitaire, pendant les moments difficiles.
Je lui présente mes respects.
D’abord, cordial mais sévère, il finit, tel un lion en cage, par rugir, dénonçant véhémentement "l’agression contre son pays".
J’écoute en silence ses imprécations puis, tout d’un coup, c’est le silence complet et nous continuons longtemps notre marche rapide et "militaire".
Il s’arrête un moment pour m’interroger sur la réaction de l’opinion publique française et surtout celle de l’establishment à Paris.
Je réponds, que l’affrontement à Bizerte a été soudain et a surpris par son ampleur ; mais que les Français sont trop attachés à de Gaulle et trop obnubilés par la guerre d’Algérie pour nous exprimer franchement leur solidarité comme au temps de notre lutte nationale.
Je lui rapporte néanmoins l’inquiétude mêlée de quelques regrets timides de certains de nos amis, qui recommandent la modération pour les deux camps... et je lui cite des noms.
Bourguiba semble tant soit peu réconforté, puis s’exclame :
-"C’est la dernière querelle avec la France, elle nous coûte cher, mais c’est le prix de la délivrance".
Je regagne, peu après, le ministère des Affaires étrangères et ce sera la mobilisation permanente pour accompagner notre action diplomatique.
Le 20, à 19 heures, le GPRA publie un communiqué offrant son soutien en hommes et en matériel et demande aux résidents algériens en Tunisie de se porter volontaires pour Bizerte.
Le GPRA a bien compris l’enjeu : la guerre de Bizerte va hâter la fin de la guerre d’Algérie.
Cela va être confirmé rapidement : Redha Malek, porte-parole de la délégation algérienne aux négociations avec la France, déclarait le 19 juillet 1961, à Genève, avoir soumis à la délégation française l’examen de "l’application de l’autodétermination de l’Algérie".
Le 24, Philippe Thibaut, porte-parole de la délégation française, confirmait que "les deux délégations ont poursuivi l’étude des problèmes relatifs, à la garantie du droit à l’autodétermination et aux conditions de son application".
Ainsi s’ouvrait pour l’Algérie la voie du choix politique, prélude à une inévitable indépendance.
La Tunisie, avec Bizerte, en faisait-elle les frais ?
La question peut au moins se poser, puisqu’au moment même où la France assouplit sa position sur le problème algérien, elle la durcit sur celui de Bizerte.
Autant le premier est abordé de façon réaliste sur le plan politique, autant le second fait l’objet de réactions épidermiques et tourne au malentendu, voire à l’affrontement personnel entre deux chefs d’Etat.
Les historiens auront tout loisir d’étudier ce contraste apparent ; il était démontré encore une fois que la décolonisation est une, et que l’affrontement de Bizerte comme la guerre d’Algérie étaient traités certes en fonction de la conjoncture, mais avec le même état d’esprit.
Un seul constat s’impose cependant : le conflit de Bizerte a indirectement et efficacement contribué à hâter la fin de la guerre d’Algérie.
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:32

L’AFFAIRE DE BIZERTE (V)

Dans l’immédiat, à Bizerte, le 20 juillet, la presse tunisienne relate les exactions de l’armée française et fait état à ce jour de 600 blessés, le nombre de morts - plusieurs milliers - n’étant pas encore établi.
Un ami de la Tunisie, Jean Daniel, envoyé spécial de L’Express, est blessé : une balle de mitrailleuse a fait éclater l’extrémité supérieure de son fémur.
Le commandant Mohamed Bejaoui, qui dirige l’artillerie tombe au champ d’honneur, au cours d’un mitraillage de son bataillon par des hélicoptères français.
Le docteur Said Mestiri qui le soigne à l’hôpital de Bizerte écrira :
-"Littéralement criblé de balles, choqué, presque moribond, Bejaoui tenait serré contre lui et entre ses mains raidies un vieux portefeuille tout bourré, non pas de papiers personnels ou de photos, mais de cartes d’Etat-major. Il ne voulait pas que cela tombe aux mains de l’ennemi et désirait les faire parvenir en haut lieu". [Bejaoui avait été l’officier d’ordonnance du Président Bourguiba lors de la rencontre de Rambouillet. ]
Le même jour, le Président fera l’éloge de tous les martyrs dans une immense manifestation sur la place du gouvernement, à la Kasbah.
A Washington, le département d’Etat publie un communiqué pressant les deux parties "de cesser immédiatement les combats". L’appel restera lettre morte.
Le 21, à 5 h 30, l’amiral demande encore des renforts à Paris, devant la résistance farouche de l’armée tunisienne, qui prend à partie les éléments blindés et portés du Nadhour et de Menzel Jemil.
Des milliers de manifestants se rassemblent à Bizerte et arrivent devant la porte principale de la Baie Ponty.
Une trêve demandée, pour ramasser les morts, est refusée par l’amiral qui réclame le départ préalable des manifestants femmes et enfants.
A 9 h 30, le chef de l’Etat signe son ordre aux forces armées :
-"Le Président de la république, chef suprême des forces armées, selon la Constitution, vous ordonne de résister avec tous les moyens, à l’occupation de la ville de Bizerte, par les troupes françaises. Bon courage. Que Dieu vous aide !"
L’amiral consignera dans son rapport :
-"A 8 heures, le commandement d’Algérie ordonne l’envoi de l’escadron de la gendarmerie.
A 11 h 10, le général Dodelier, chef d’Etat major particulier du président de la République et le capitaine de vaisseau Brasseur se posent à Sidi Ahmed venant de Paris.
La 2ème compagnie du 2ème RPI est accrochée aux abords du marabout de Sidi Zid et l’aviation intervient.
Entre 12 heures et 16 heures, le 6ème bataillon tunisien est presque au corps à corps avec quatre compagnies d’infanterie françaises.
La bataille fait rage.
Toute l’aviation française est en action. A 18 heures, la ferme Domange abritant les Tunisiens, est attaquée à la bombe et aux roquettes.
La cimenterie et Sidi Salah sont arrosés.
L’escorteur d’escadre, le Bourdonnais, effectue des tirs de 57 sur cap Bizerte rempli de Tunisiens rassemblés entre Demna et Rahra.
A 17 h 45, le colonel Lalande venant de Paris, prend le commandement des forces terrestres d’intervention de Bizerte.
Cependant, nos militaires sont arrivés à bloquer l’entrée des troupes françaises dans la ville arabe, tenant courageusement, presque à court de munitions, vu les difficultés de circulation.
Dans la journée du 21, le Premier ministre, Michel Debré, s’adresse au Parlement et fait l’historique de l’affaire de Bizerte en imputant "naturellement" la responsabilité à la Tunisie.
Il déclare notamment :
-"Le gouvernement français est prêt à donner des instructions nécessaires pour étudier avec le gouvernement tunisien les conditions d’un cessez-le-feu, il déplore ce malheureux affrontement qui ne peut conduire qu’à atteindre les relations entre deux nations à qui la nature et l’histoire ont imposé la coopération".
Dans l’après-midi, les autorités françaises indiquent avoir fait parvenir à la Tunisie une note en ce sens.
Le 22, à 8 heures et jusqu’à 13 heures, rapporte l’amiral Amman : "Un détachement blindé occupe les hauteurs du Cap Negro. Les trois barrages dans la région nord de Menzel Jemil sont attaqués par des Mistral, des Corsaires et des Skyraides.
Le sous-groupement Amarante attaque le fort de Kondia et d’Espagne qu’ils réduisent vers 16 heures.
L’escorteur d’escadre Maille Breze franchit à 12 h 30 le goulet de Bizerte.
A 14 h 30 entrent au port, le TG 253/6, comprenant les croiseurs Colbert et de Grasse, ainsi que les escorteurs Korsaint et Chevalier Paul, suivis par le porte avion Arromanches.
Déjà, dès 9 heures, la 2ème RPI occupe Zarzouna, le groupement N1 occupe la ligne de crête à Beni Oussel".
A 16 h 50, un télégramme de Paris enjoint au commandant de la base :
-"que les opérations militaires soient terminées et que l’armée française n’entrera désormais en action que si elle est attaquée ! _ A 20 h 15, l’amiral reçoit l’ordre "d’entrer en contact avec l’autorité tunisienne pour négocier un cessez-le-feu".
L’entretien a lieu par téléphone entre l’amiral et Hédi Mokaddem, le gouverneur par intérim, en l’absence du gouverneur Mohamed Ben Lamine, rentré à Tunis, dès le 20 juillet.
Après 3 h 35 de discussions contrastées, âpres et difficiles, finalement, l’accord est conclu.
A l’ONU, le Conseil de sécurité adoptait, le 22 juillet, une résolution du Liberia, allié traditionnel des Etats-Unis, intimant "l’ordre de cessez-le-feu et le retour aux positions initiales du 19 juillet".
Le même jour, le gouvernement tunisien adresse à ses forces stationnées à Bizerte "l’ordre d’arrêter toute action offensive en attendant l’accord sur l’application, de la résolution du Conseil de sécurité.
Les mêmes instructions s’appliqueront aux forces tunisiennes stationnées au sud du pays".
Le 23, à 1 heure, l’amiral fait porter une lettre au gouverneur, lequel répond ainsi à 2 h 30 :
-"Amiral, je vous accuse réception de votre lettre du 23 juillet ainsi conçue : "A la suite de notre conversation téléphonique, je donne les instructions nécessaires pour que, sous réserve de réciprocité, de la part des troupes tunisiennes, les troupes placées sous mon commandement cessent le feu au plus tard, à 1 heure, à l’intérieur de la ville de Bizerte (...) à 8 heures, à l’intérieur du gouvernorat de Bizerte (...) Je vous confirme que je suis prêt à entrer en relation avec vous dans les meilleurs délais possibles (...) pour discuter des problèmes consécutifs à la cessation du combat".
Le commandant de la base organise les quatre zones occupées : le secteur Est de Menzel Jemil, le secteur nord de Bizerte dont il contrôle le quartier européen, le secteur ouest de Sidi Ahmed, le secteur sud de Sidi Abdallah.
Le 23, le cessez-le-feu est effectif à partir de 8 heures.
La rencontre prévue avec l’amiral est ajournée, le gouverneur ad intérim exigeant qu’elle se tienne au siège du gouvernorat. _ Le paquebot Colbert appareille pour Toulon avec 350 Français.
Le 24, le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld, arrive à Tunis.
De Paris, il est prescrit à l’amiral, de ne pas le recevoir, et de lui interdire toute entrée, dans le domaine militaire français ; "étant donné qu’il n’a pas demandé d’autorisation au gouvernement français".
A 16 heures, Hammarskjöld arrive dans la ville de Bizerte après avoir été contrôlé : la malle de sa voiture est ouverte par une patrouille française et son identité vérifiée.
Sa demande d’entretien avec l’amiral est refusée.
Le porte-parole de l’ONU à New York stigmatise "le mépris que la France reflète à l’égard des Nations unies".
[On sait qu’après Sakiet, en 1958, le gouvernement français avait sollicité l’intervention du secrétaire général de l’ONU pour autoriser le ravitaillement de la base dont les issues étaient bouclées par les Tunisiens.
On sait que le président Bourguiba répondit aussitôt positivement, malgré les vives réticences de certains de ses collaborateurs.
Hammarskjöld le rappellera aux Français, en 1961. Bourguiba évoquera souvent ce bon réflexe qui permit d’impliquer l’ONU dans le conflit.]
Le 25, le général de Gaulle prie l’amiral de transmettre aux forces des trois armées : "Le témoignage de sa confiance et de son affection".
Le 27, rapporte l’amiral Amman, le paquebot Ville d’Oran embarque pour Marseille 497 civils français.
Le 28, une deuxième note française parvient au gouvernement tunisien où il est stipulé notamment que :
-"Vu l’inexistence d’un accord de défense commune entre les deux pays, la France a conservé la possibilité d’utiliser la base de Bizerte tout le temps que subsistent les dangers dans le monde. L’utilisation de la force, par les deux parties, a abouti à l’échec commun.
La France est décidée à être souveraine pour sa sécurité intérieure, et considère que la seule méthode d’aboutir à une solution est celle de négociations entre la France et la Tunisie".
Le 30, trois soldats, ainsi que trois civils français, sont fait prisonniers aux abords de la Médina qui est alors bouclée avec des barbelés et les passages entre les quartiers européen et musulman sont contrôlés par l’armée française.
Le même jour, le paquebot Cazolet quitte Bizerte avec 1 239 passagers.
La guerre de Bizerte avait profondément bouleversé les dirigeants et terriblement choqué le peuple tunisien.
La France avait utilisé une armada sans commune mesure avec le front tunisien, composé d’une jeune et modeste armée défensive et d’une population manifestant pacifiquement ses protestations.
Ces quelques jours de combat auront fait, selon des estimations, diffusées à l’étranger, plusieurs milliers de morts ; cependant, le communiqué officiel tunisien fera état de 630 morts et de 1 555 blessés. [Citons Alain Peyrefitte, qui rapportera ce que lui répondait le général de Gaulle, après le conseil des ministres du 10 avril 1963 :
-"Naturellement, nous avons riposté. Simplement, cette affaire a révélé la veulerie du monde politique français, qui a cru devoir massivement faire chorus avec Bourguiba. Nous commençons à disposer d’engins nucléaires. Nous allons être capables de pulvériser Bizerte et Moscou à la fois".]
La timidité du monde occidental face à l’agression française fera dire à Ben Yahmed (Afrique Action, juillet 1961) :
-"La politique tunisienne devra développer et resserrer la solidarité naturelle qui existe entre les nations qui n’appartiennent ni à l’Europe, ni à l’Amérique du Nord". Essabah ira jusqu’à critiquer "l’attitude honteuse de la vipère américaine...".
L’Assemblée générale de l’ONU condamnera la France, en août 1961, en adoptant une résolution afro-asiatique par 66 voix contre 0 et 30 abstentions en l’absence de la délégation française.
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Message  Adminos Mer 23 Sep - 21:33

L’AFFAIRE DE BIZERTE (Fin)

Dès le 30 juillet, des émissaires mandatés par Bourguiba partaient dans toutes les capitales pour défendre la cause tunisienne.
Le secrétaire d’Etat à la Défense, Ladgham, se rend à Washington où il s’entretient notamment avec le président Kennedy qu’il trouve davantage préoccupé par le problème du blocus de Berlin.
Puis il va à New York, à l’ONU, où il rencontre son secrétaire général et notre représentant permanent Mongi Slim, élu en septembre président de l’assemblée générale des Nations-unies : ceux-là même qui ont mené, en tandem, une action remarquable pour "mobiliser" l’Organisation internationale et motiver tous ses membres.
Le ministre de l’Information, Masmoudi, partira de son côté pour l’Afrique occidentale.
L’ambassadeur Chatti ira en Iran et au Pakistan.
Rachid Driss visitera les pays d’Amérique latine.
J’accompagne, pour ma part, le ministre des Affaires étrangères, Sadok Mokaddem, dans une longue tournée des pays de l’Est.
Nous nous arrêtons d’abord à Vienne, où le ministre des Affaires étrangères, Bruno Kreisky, nous manifeste sa compréhension, tout en regrettant la concomitance des problèmes de Berlin et de Bizerte.
A Moscou, accompagnés par notre ambassadeur Ahmed Mestiri, nous sommes reçus par le ministre des Affaires étrangères, Andréï Gromyko, qui nous confirme directement sa placidité légendaire.
Il nous répond, par un cours d’histoire sur la tradition anti coloniale de l’URSS, confirme son appui à notre cause, mais nous glisse quand même, que "l’URSS ne veut pas être seulement l’ami des conjonctures ."
Le 6 août, c’est Khrouchtchev qui nous accueille avec son allure débonnaire et nous assure de prime abord de l’appui de son pays contre "les impérialistes".
Il nous assène ensuite toute une leçon sur les nouvelles semences et leur rendement en nous montrant les gerbes de blé arrangées près de son bureau.
Sans doute pour nous consoler, on nous loge dans une datcha réservée aux hôtes exceptionnels : Grandiose demeure avec son cinéma, son parc et son lac privé.
Nous devions rentrer à Tunis, mais un télex nous enjoint de continuer notre mission en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Yougoslavie.
Dans le premier pays, outre l’appui attendu des responsables, les entretiens avec le président Novotny et le vice-premier ministre Barak, nous mettent en face de deux grands doctrinaires qui dépassent ceux de l’URSS [l’élève dépasse souvent son maître.]
Le communiqué commun réaffirme les principes de la politique tchèque : "le soutien aux peuples luttant pour leur indépendance et l’opposition à l’existence de bases étrangères".
A Varsovie, le 12 août, l’accueil est plus chaleureux. Le ministre des Affaires étrangères, Adam Rapacki, nous écoute et nous soutient plus fermement. Le communiqué commun souhaite une coopération plus soutenue entre nos deux pays.
Notre bref séjour en Pologne nous aura permis d’entrevoir un peuple ami plus ouvert et aux traditions restées intactes. [C’est là qu’un télex, de Tunis, nous apprend l’assassinat de Salah Ben Youssef à Francfort ].
Le 13, nous repartons pour la Yougoslavie et nous allons directement à l’île de Brioni, où le maréchal Tito passe ses vacances.
Il nous reçoit très chaleureusement, ne tarit pas d’éloges sur Bourguiba : "véritable chef d’Etat, issu de la résistance, et qu’il serait heureux de recevoir à la Conférence des non-alignés à Belgrade".
Le 2 septembre 1961, Bourguiba y assistera pour la première fois, accueilli en héros de la décolonisation.
L’affaire de Bizerte s’enlisait jusqu’au coup de théâtre du 5 septembre, où elle est évoquée inopinément par de Gaulle dans sa conférence de presse :
-"On comprend que la France ne veuille pas et ne puisse pas dans l’actuelle situation du monde, s’exposer elle-même, exposer l’Europe, exposer le monde libre, à l’éventualité d’une saisie de Bizerte, par des forces hostiles. J’ai dit à Bourguiba que la situation étant ce qu’elle était, la France ne pouvait et ne voulait pas quitter Bizerte, et je dois dire qu’il m’a paru s’en accommoder.
Il affirmait à plusieurs reprises que, pour le Maghreb, la question essentielle était le règlement de l’affaire algérienne ; et tant que cette affaire-là n’aurait pas abouti, il ne poserait pas la question de Bizerte pour ne pas ajouter à la complication des choses.
Nous pouvions penser, que tout en proclamant la souveraineté de la Tunisie sur Bizerte, souveraineté qui n’a jamais été contestée, en principe, du côté français et qui ne l’est pas ; et tout en déclarant qu’un jour, serait négocié le retrait des troupes françaises, on comprenait que la situation générale ne comportait pas actuellement cette issue.
Puisse Tunis, trouver avec Paris un arrangement qui soit conforme au bon sens. C’est le souhait de la France".
Le 7, les quotidiens tunisiens critiquent sévèrement les déclarations du chef d’Etat français.
La Presse titre : "De Gaulle refuse d’évacuer Bizerte".
L’organe du parti, El Amal écrit en première page : "De Gaulle dévoile son intention de perpétuer l’occupation de Bizerte". Un journal parisien avance : "Les Tunisiens sont atterrés des propos du général de Gaulle (...) Ils envisagent la reprise des combats".
Second coup de théâtre : à midi, une dépêche de Belgrade annonce une déclaration du Président, et les correspondants de la presse étrangère sont dûment prévenus d’avoir à enregistrer une mise au point "énergique" du chef de l’Etat tunisien.
L’après-midi, depuis Belgrade, Bourguiba, saisissant intelligemment l’adresse du général de Gaulle, s’accroche à l’ouverture et se déclare "pleinement satisfait de la reconnaissance de la souveraineté tunisienne et du désir français de quitter Bizerte".
Le 9, El Amal rectifie aussitôt sa position et dans un éditorial signé de son directeur Habib Boulares : " Le Président Bourguiba a présenté au monde entier ses dons et ses capacités politiques et a administré la preuve de l’efficacité du bourguibisme soucieux de réunir à la fois l’adhésion au principe et l’efficacité politique".
Une fois de plus, l’épisode témoigne chez Bourguiba, de ce génie politique avec lequel il n’hésite jamais, le cas échéant, à jouer à contre courant de ses plus proches collaborateurs, voire d’une partie - souvent importante - de l’opinion publique.
En l’occurrence, on peut rapprocher sa réaction de celle qu’il avait eue, en 1954, devant la proposition d’autonomie interne faite par Pierre Mendès France.
En 1961, les déclarations du général de Gaulle, au contraire, justifiaient la guerre menée à Bizerte par l’armée française.
Pourtant, Bourguiba avait compris qu’il s’était agi, pour la France, d’un combat en retraite conditionné par le problème algérien.
Plutôt que de se raidir dans le défi, il avait choisi de n’entendre que le seul élément positif des propos gaulliens, en ignorant tous les autres ; persuadé que la logique des événements lui donnerait raison.
Ce qui fut le cas.
Sur le moment, cette véritable prouesse n’a pourtant pas convaincu quelques-uns de ses proches collaborateurs et notamment, ceux réputés les plus francophiles : ils se sentirent frustrés après la réaction singulière de Bourguiba, lui qui les avait tant engagés durant le conflit.
Masmoudi déclare même :
-"La sécurité française ne saurait passer sur les cadavres tunisiens. "
L’hebdomadaire Afrique Action - dont le directeur Béchir Ben Yahmed avait pour d’autres raisons, démissionné du gouvernement en septembre 1957 - publie, le 7 octobre 1961, un éditorial illustré par le portrait de l’ex-roi Farouk d’Egypte, intitulé "Le Pouvoir personnel", et où on pouvait lire :
-"Toutes les forces rivales sont disloquées, subjuguées ou éliminées, le pouvoir judiciaire, une assemblée délibérante, des syndicats ou partis politiques, la presse continuent d’exister, mais leur liberté d’action n’existe plus.
Leur prestige et leur autorité déclinent jusqu’au néant. Ils ne constituent plus que des instruments d’appoint du pouvoir qui s’adressent au peuple sans intermédiaire.
Tout converge vers le détenteur du pouvoir qui, seul, existe, décide, s’exprime en même temps qu’il exprime le pays et l’incarne. Parce que le pouvoir personnel est tenu par un homme, il est frappé du sceau de la fragilité et de la précarité. "
Le quotidien du parti, El Amal, lui réplique durement.
Bourguiba, qui se voit personnellement désigné, limoge le ministre de l’Information Masmoudi, qui refusait de condamner ce texte et l’exclut du parti le 17 novembre 1961.
Le contact entre la Tunisie et la France sera repris à Rome puis à Paris.
Les négociations prendront près de deux ans.
Le 15 octobre 1963, l’évacuation de Bizerte sera amorcée.
Bourguiba choisira le 15 décembre 1963 pour fêter solennellement l’évacuation, par opposition le 15 décembre 1951. Quand Robert Schuman avait adressé sa fameuse lettre au Bey de Tunis où il affirmait sans ambages la « co-souveraineté franco-tunisienne ! »
Bourguiba célébra donc l’évacuation de Bizerte en compagnie du colonel Nasser, du président Ben Bella, du prince héritier de Libye et d’un représentant du roi du Maroc.
On applaudit frénétiquement les trois leaders qui fendaient la foule dans un enthousiasme délirant : Bourguiba au milieu, levant les bras de ses compagnons.
Le chef d’Etat égyptien déclare :
-"Nous avons toujours considéré que le recouvrement de la liberté dans tout pays arabe est une contribution au renforcement de la liberté dans la grande patrie arabe".
Ben Bella renchérissait :
-"L’Algérie a sa mission à remplir, une mission d’unification du Maghreb en premier lieu, du monde arabe et ensuite de l’Afrique".
Bourguiba leur répondait :
-"L’unité arabe reste un de nos vœux les plus chers ; encore faudrait-il en préparer l’avènement".
C’étaient des discours de circonstance, certes ; Mais, pour Habib Bourguiba, seule comptait la présence à ses côtés de ses deux principaux rivaux : Gamal Abdel Nasser et Ahmed Ben Bella, qui reconnaissaient ainsi son triomphe.
La récupération ou plutôt la délivrance à Bizerte avait coûté cher ; deux vieux combattants de la liberté : de Gaulle et Bourguiba, que tout aurait pu rapprocher - tant leurs qualités de visionnaire savaient s’accommoder du pragmatisme - s’étaient laissés entraîner dans un conflit aussi extravaguant qu’anachronique.
Jean Daniel, évoquant Bizerte écrira :
-"Bourguiba, comme de Gaulle, devait très vite prouver que l’avenir peut impunément être injurié, que le sang sèche vite et que le sort des peuples se réduit souvent au caprice des héros".
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